Cette histoire de vision sans tête ne cesse de lui trotter dans la tête. Elle a tout vu tout lu tout cogité et plus elle y pense plus elle est intriguée, interloquée, dubitative. De jour comme de nuit. Le quotidien la détourne de ce qui devient le soir venu, au calme du soleil disparu, une obsession. Un matin elle décide de prendre le sujet à bras le corps, de l’explorer par tous les bouts et dans tous les recoins, de le mettre à l’envers, de le scruter en face et par tous les côtés, le disséquer, l’analyser jusqu’à décoder déchiffrer résoudre la plus infime parcelle d’interrogation qui subsisterait. Je veux tout comprendre, prendre cette thèse de la vision sans tête avec moi, contre moi, en moi, la confronter à des discussions, des oppositions, la faire mienne ou pas, l’épouser ou pas, pour le meilleur et peut-être pour le pire. Le meilleur serait lever un voile de plus sur le mystère de cette vie Qui suis-je, qu’est-ce que je fais là à me poser mille questions sur comment tourne le monde, comment je tiens ici sans chuter sans m’effondrer sans m’enfuir ? Le pire serait que découvrant un nouveau monde ou une nouvelle manière de le voir elle prenne peur et qu’elle reste figée, sidérée, n’en fasse rien. Ou alors enfin me sentir bien, vraiment bien, mieux qu’avant, tellement mieux. Rien n’est moins sûr.
C’est un petit parc bien propre sur lui, décoré par de jolis massifs de fleurs saisonnières – la mairie d’ici bichonne ses beaux quartiers – coincé entre le mur de sortie de secours d’une faculté impossible d’accès pour bacheliers sans mention ou piston, un grand boulevard, une ambassade protégée comme une forteresse et une sortie de périphérique. Bordé de grands arbres sur ses trois côtés, il offre pour qui vient s’y reposer, déjeuner, discuter, flâner, un petit enclos de presque tranquillité. Elle est venue s’y poser après avoir hésité sur le choix du lieu de l’expérience qu’elle avait décidé d’entreprendre. Il y avait bien d’autres espaces non loin ou en marchant bien qui auraient fait l’affaire. Ce petit jardin public lui proposait ce jour-là un peu de verdure, un banc, le bruit de la ville pour ne pas être totalement déconnectée de toute sociabilité, des fleurs, des buissons, une belle lumière printanière.
12h55. Elle pousse le portillon vert un peu rouillé, sous ses pas les graviers crépitent. Quelques personnes, assises sur l’herbe lèvent la tête, la voient se diriger vers un banc inoccupé. Je m’y installe bien au milieu j’ai besoin d’un espace libre autour de moi. Elle se déchausse. J’aime toucher la terre avec mes pieds. Elle dégage les gravillons en surface et sa peau parvient à prendre contact avec un sol argileux. Je décide de prendre comme objet de vision expérimentale un arbre qui se trouve juste dans ma ligne de mire, pile entre mes deux yeux. A nous deux Douglas Hardling !
Son regard – ou ses yeux – se porte sur un châtaignier. Je me surprends à voir instantanément cet arbre avec le regard d’une piètre experte arboricole. Seules quelques millionièmes de secondes se sont écoulées entre le moment où son attention s’est portée sur cet arbre et l’interprétation par son cerveau de l’image qui a traversé sa rétine. Un châtaignier, pas un platane, pas un conifère, je donne un nom à ce qui est devant moi, c’est plus fort que moi à moins que ce soit mon moi le plus rapide. Il a suffi d’à peine deux ridicules secondes pour qu’elle imagine ses fruits, seules les fleurs se laissent admirer à cette époque de l’année, les multiples picots de la coque qui protège la châtaigne et finit par éclater en tombant au sol j’aime l’automne, le feuillage, les couleurs et faire griller les châtaignes les décortiquer encore brulantes souffler dessus dessous dedans pour les dévorer sans attendre qu’elles refroidissent. Ses narines et son palais s’enivrent à faire resurgir des gouteux moments du passé. D’un arbre en plan fixe, immédiatement reconnu et nommé, une déviation s’organise, malgré soi, en soi, vers de nostalgiques vagabondages. Désolée Monsieur Hardling, j’ai vu cet arbre avec ma tête et tout ce qu’elle contient, de vrai, de faux, d’approximatif, d’imaginaire. De la connaissance et de la mémoire, de la mémoire de connaissance, sans maîtrise de cette mémoire, sans lâcher prise sur cette connaissance.
13.15 Elle se ressaisit. Elle prend une profonde respiration les yeux fermés. Je laisse passer le passé tel un nuage et je me place dans l’instant présent. Paupières ouvertes, ses yeux sont toujours en direction de l’arbre, les jeunes feuilles d’un vert éclatant accueillent une légère brise, la fraicheur ensoleillée est bienvenue. Cette fois je vais me concentrer sur une partie, le tronc. Elle discerne bien certains détails et aussi les nuances de sa couleur. La base est striée, des rayures dessinent des diagonales, vers le haut l’écorce est plus lisse mais le marron tire vers le gris. Le tronc de cet arbre, noirci de pollution par endroits, comme tous ceux du lieu où je me trouve, comme tous ceux du quartier, comme tous ceux de toutes les grandes villes de la planète, me montre qu’il capte aussi comme nous et avec nous, et pour nous, tout ce qui nous étouffe, nous asphyxie, rend les petits à peine franchi la porte de la maternité asthmatiques. Sa respiration est plus rapide, une agitation de son corps sur le banc comme pour exprimer une colère qui monte et se referme aussitôt où elle peut. L’instant présent n’est plus, la mémoire revient avec sa vague déferlante. Elle se noie dans le maudianisme, s’imagine aller déterrer cet arbre pour lui offrir une meilleure vie, loin de la ville. Elle se souvient de ses altercations d’hier et d’avant-hier avec les employés municipaux qui abattent des arbres pour satisfaire au critère zéro risque. Désolée Monsieur Hardling, j’ai vu cet arbre avec mon cœur et ma tête et tous mes sentiments, mes ressentiments, mes rancœurs, mes aigreurs, mes désirs illusoires d’un monde meilleur, mes rêves d’enfance, d’innocence.
14.00 Elle va devoir partir. On l’attend, pas devant un arbre, devant un écran. Elle veut tenter, pour aujourd’hui, une dernière fois l’expérience. Ses jambes se plient en tailleur sur le banc, le dos se redresse, elle regarde autour d’elle, plus personne. Je dirige à nouveau mon visage vers l’arbre, mes yeux sont exactement dans sa direction, je laisse tomber mon mental dans le silence, l’absence même, je suis toujours à la même distance de cet arbre qui ne me regarde pas – quoique –. Une armée de questions en désordre surgit de nulle part. Qu’est qui voit vraiment ? Les yeux sont un instrument, un canal. Que fait le cerveau ? Il enregistre, décode, transmet, restitue, réinvente. Alors qui voit ? D’où est ce que je vois ? Qu’est ce que je vois vraiment, sans image du passé ou du futur, sans sensation déformante, sans émotion suffocante ? Que vois-je quand je ne discerne pas, au milieu de mes maigres connaissances des Castanea sativa, un radieux châtaignier qui a longtemps voyagé depuis l’Asie mineure, moi qui ne connais pas ou si peu les autres membres de sa famille, les Fagacées Que vois-je quand je ne perçois pas sur son écorce la marque de la souffrance d’un monde en perdition Que vois-je et qui voit et depuis où quand moi je ne vois plus avec la tête et le cœur ? Tout vacille en moi. Elle ferme les yeux. L’arbre est encore dans mon champ de vision, intérieure, dans la pénombre à l’arrière de l’arrière de mes yeux Qu’est-il avant d’être un « arbre » Qui suis-je avant d’être celle qui le voit comme un arbre ? Un rai de lumière comme un gong de pleine conscience se pose sur son front : « Sois comme un arbre, laisser tomber les feuilles mortes** » et renaître à chaque printemps, à chaque instant.
* Titre du film de Philippe Derckel sur Douglas Hardling
*Citation de Rûmi
C’est très beau et très intéressant. La vidéo est très éclairante; « L’homme est comme un mirage….vous trouvez Dieu. » Merci.
Merci Emilie, oui je tourne autour de ce sujet depuis un moment et l’occasion s’est présentée de mettre la plume dans l’encrier…
« à partir d’où regarde-t-on ? », oui on est bien dans le sujet !!
tu abordes le paysage par l’intérieur dans cette alternance de elle et de je.. mais je me demande qui raconte finalement, qui la voit elle en train de regarder l’arbre ?
et ta conclusion simple : « Sois comme un arbre » que je vais immédiatement adopter !
(petit signe vers toi, Eve)
et oui qui raconte et qui expérimente ? les deux « faces » d’une même entité? et je m’aperçois que l’objet » arbre » est arrivé à moi juste après avoir visionné ta vidéo sur ta chaine YT…
Difficile à saisir par les mots l’expérience de tâcher de voir sans nommer « je donne un nom à ce qui est devant moi, c’est plus fort que moi à moins que ce soit mon moi le plus rapide », sans les couches de savoir et les pensées déferlantes, l’expérience de « pleine présence »: Eh bien magnifique! on te suit pas à pas dans le réel et le mental, c’est ciselé, fin, capté au dixième de seconde! Et merci aussi pour la vidéo.
Merci d’avoir capté la difficulté..et le passage nécessaire à l’expérience individuelle.
J’ai aimé le ton, le rythme, l’humour du texte.