#rectoverso #05 | 9, rue de l’église

recto | 9, rue de l’église

9, rue de l’église. Elles sont deux à l’habiter. Une mère et sa fille, trois fois veuves et huit fois mères à elles deux, l’une arrière-grand-mère déjà, l’autre grand-mère. Maison de crépi blanc. Une porte-fenêtre à quatre vantaux voilés par des rideaux blancs que la main âgée de la fille vient soulever furtivement. Pour accéder à l’entrée de la maison, un perron de ciment protégé par une balustrade noire. Au niveau de la rue, un étage plus bas, sous le perron, quelques marches descendent sur l’entrée obscure et fraiche d’une cave. A gauche de ces marches, sous le perron, une sorte de recoin sombre propice aux conciliabules.  A droite de la maison, l’échappatoire d’une ruelle. En face de la maison, une imposante bâtisse à deux étages, grise, fait de l’ombre à tout ce bout de rue : l’établissement scolaire Notre-Dame, agrandi et rénové dans les années 60, école privée catholique avec son préau et la cour de récréation. Plus bas, le bâtiment abrite aussi la grande salle paroissiale, plus haut, dans une autre grande bâtisse, la maison des sœurs, sur deux étages à hautes fenêtres. La mère y a travaillé comme cantinière. L’ensemble fait une sorte de grand L disproportionné. Tout en bas de la rue, l’église.

verso | Trente ans plus tard

De l’extérieur, la maison n’a pas bougé : le perron, les escaliers, la porte-fenêtre – les rideaux mêmes ressemblent à ceux d’alors -, la porte de ce qui était la cave, le recoin sous le perron. La main ridée qui soulève le rideau pour guetter les passants a disparu. La mère et la fille n’y habitent plus. Elles reposent toutes les deux au cimetière. En revanche, la grande bâtisse face à la maison, de l’autre côté de la rue a été rasée. Avant la démolition, dans un article du journal local, le maire parle d’une « verrue » dont il faut se débarrasser. Il brigue alors pour sa commune le label « Petite cité de caractère ». Seule l’ancienne maison des sœurs a été préservée. Convertie en logements sociaux à l’étage. Banque et commerces au rez-de-chaussée. A la place de l’école et de la salle paroissiale, une vaste esplanade : des parkings aménagés, des bancs, des parterres de végétation et de fleurs, et en contrebas, une grande halle à la charpente en bois et au toit de tuiles, ouverte sur le paysage de coteaux en contrebas. On aperçoit même le cimetière sur l’autre versant. Et pour délimiter ces différents espaces, des murets de pierres plates qui ressemblent à des lauzes. Plus de trottoirs. La rue a été partiellement pavée.  La maison est rendue au ciel, au soleil et au paysage. De quoi respirer et dissoudre l’angoisse, d’élargir les horizons. Peut-être.  On ne saura pas. Elles n’auront pas connu la trouée lumineuse.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. J'anime des ateliers d'écriture au lycée et maintenant un peu ailleurs. C'est l'horizon mais beaucoup de chemin encore !

15 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | 9, rue de l’église”

  1. J aurais aimé en savoir plus sur les femmes qui y habitaient. Je l avoue je suis plus gens que pierre même si la pierre nous ramènent aux gens! 😉

    • Touchée par ce texte qui dit merveilleusement l’évolution urbaine « des petites cités de caractère » et comment toute une vie est gommée. Mais aussi comment « La maison est rendue au ciel, au soleil et au paysage ». Merci !

      • Merci Isabelle pour ton passage entre deux ciels de nuages ;-), cette trouée modifie tout un pan d’espace de mon enfance, et je me plais à penser que l’espace modèle nos horizons de vie, les infléchit même à la marge.

    • La première version du texte leur consacrait bien plus de lignes…puis je me suis dit que c’était une autre histoire, j’ai élagué pour en faire des silhouettes, le décor en premier plan (j’ai senti la proposition ainsi), mais là tout de même, secondaires, mais à la fin principales. Il y avait même la possibilité d’un recto en amont. Car cette maison a aussi une histoire qui porte son lot d’histoires, tellement banales mais tellement poignantes en raison même de cette banalité désarmante….

  2. Merci pour ces deux belles descriptions. On y est. Et bravo de proposer des ateliers d’écriture à tes élèves.

  3. Je vois très bien ces femmes, ce quartier, ce chantier. Les pages se tournent, la « trouée lumineuse » est une trouée dans l’histoire d’un lieu. Et ces deux femmes dans le cimetière semblent veiller encore de loin sur les traces de leur passé. Merci Émilie !

    • Merci Sylvia pour ta lecture ! Oui deux époques, et une ou deux générations entre les deux et pas de temps que ça entre les deux.

  4. « élargir les horizons. Peut-être. On ne saura pas. Elles n’auront pas connu la trouée lumineuse. » alors pas au cœur des préoccupations. La mère et la fille cantonnées dans leur sombre maison et maintenant au cimetière, sûrement plus clair. Ça se joue à peu. Merci Emilie !

  5. J’ai beaucoup aimé. On ressent la vibration de l’air, la vie qui passe et ses déclinaisons. Merci Emilie

    • Merci Louise pour ce retour. Dans les interstices des lieux, tant mieux si tu l’as senti !

  6. « La maison est rendue au ciel, au soleil et au paysage ». Te lisant, je pense évidemment au vers de Baudelaire dans son poème Le Cygne : « La forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Repris plus tard par Jacques Roubaud. Ici, tu fais assaut de réel. Au plus près. Et c’est ce qui donne au texte sa profondeur, mais aussi sa respiration quand il s’agit d’en sortir (du réel) et de rendre cette maison au ciel. Un vrai bonheur de lecture.