RECTO
C’est pas Miami, ici. Peut-être qu’on en a l’impression quand on fait un mètre douze, qu’on file sur sa trottinette, le soleil dans les yeux, le vent chaud et sec dans les cheveux, tandis que partout autour défilent les palmiers au vert saillant – nains les palmiers, personne n’est dupe – une bonne douzaine de chaque côté, tous surélevés par des bacs de bois sombres vernis deux fois l’année, au moins. Les dalles par terre sont si blanches qu’il ne faut pas regarder le sol trop longtemps. C’est une rue dans une rue qui n’est pas ouverte à tout le monde. Il aura fallu passer l’élégant portail en métal qui se donne des airs de moucharabieh ; avoir le code – ne pas le perdre – ou profiter d’un voisin hésitant pour passer en prenant l’air de quelqu’un qui habite là aussi, en se touchant la poche comme pour chercher son badge et traverser la cour, l’allée, la rue dans la rue, en prenant l’air de celui qui fait ce trajet tous les jours. Oublier que partout autour, les façades de briques et de pierre, massives, élégantes, toisent le promeneur de toute leur hauteur, fières d’avoir pris des airs de palais avec le temps. Oublier qu’un jour, elles avaient abrité des gens qui n’avaient pas besoin de badges, de codes ou de palmiers au vert rutilant. On essaye mollement de freiner les enfants pour ne pas se faire remarquer. On sourit en les voyant rouler sur leurs rêves de grandeur.
C’est un endroit qu’on évite toute l’année parce qu’il est lugubre et laid. Les enfants insistent toujours pour y passer. C’est un raccourci, ils disent. Mais ce qu’ils veulent vraiment, c’est faire la course sur la grande passerelle de béton qui mène à l’étage supérieur de la cour en se contorsionnant autour des bâtiments comme une de ces Highways ; puis redescendre par un de ces escaliers en colimaçon qui percent la dalle, ici et là. En haut, à l’étage, des efforts ont été faits pour égayer les allées ; quelques roses de catalogue qui n’ont pas pu pousser là. Les tours sont si proches les unes des autres qu’elles éclaboussent leurs ombres partout. C’est un endroit qu’on évite toute l’année mais pas aujourd’hui. Pour y rentrer, on sonne au premier interphone, celui de la salle de gym – ils ouvrent à tous les coups. On traverse au frais, on prend le temps, c’est un petit répit entre deux courses. On songe à la marée de ciment gris qui a engloutit cet endroit il y a longtemps. Il faut éviter le regard du type posté devant la salle de gym. C’est lui qui a ouvert la porte et qui chaque fois maudit les profiteurs, sans rien dire ; rien qu’avec le noir dans les yeux.
Les petits grillages qui dessinent l’aire de jeu ne sont pas bien hauts. On les a peints d’un vert rassurant, le même vert, à peu près, que celui des feuillages en été qui rendent l’endroit tolérable en mouchetant le sable de ses petites ombres noires ; Un vert un peu plus sombre a été choisi pour les quelques bancs installés sous les arbres. Les adultes y complotent sans discrétion tandis que d’autres, plus zélés, font la police de bac à sable. Le temps s’arrête quand un colosse soulève un petit qui n’a pas respecté la loi. On ne sait pas bien ce qu’il a fait – tout le monde s’en fiche – mais c’est suffisamment grave pour qu’il soit écarté de la communauté. Il proteste de toutes ses forces mais le colosse le dépose derrière le petit grillage vert. Banni. Il lui suffirait de l’enjamber pour revenir ou de pousser le petit portail, il en a l’âge. Mais il n’en fait rien et pleure sans s’arrêter. Il sait qui a les clés de cet endroit et que ce n’est pas lui.
VERSO
Il a toqué à la porte pour demander si elle dormait et elle a fait comme ci. En fin de compte, elle entendait tout depuis tout à l’heure. La gamine qui appelle – mamie est malade -, le fils qui rapplique, les pas de celle qu’on traîne aux toilettes, les pas de ceux qui portent, plus lourds, les autres bruits qu’on se serait épargnés. Toute la journée elle s’est tuée à dire que la vieille avait bu. Dans la maison de campagne d’abord, elle avait dû se servir dans la bouteille que l’artisan avait apportée. Elle disait déjà n’importe quoi dans la voiture mais tout le monde s’en foutait. Le soir, à la maison, elle a réclamé un verre, comme tous les jours depuis qu’elle est là, puis un autre puisqu’elle avait déjà terminé le premier -partagé avec sa copine, soi-disant. La copine aussi est toujours là. Ça commence à faire long mais elle, elle la supporte. La vieille, c’est autre chose. Quand elle s’est trouvée mal, il a toqué à la porte. Il voulait savoir où étaient les produits et la serpillère mais elle connait le truc; sii elle avait répondu, elle aurait fini par nettoyer et ça, c’était non. Sa porte est toujours ouverte – elle n’a pas son mot à dire de toute façon – mais c’est sa limite. Elle n’allait pas nettoyer le vomi de la vieille. Qui a vomi ? C’est une des petites venue boire qui demande. Les grands sur le banc agitent leurs mains comme pour chasser les mouches. Un faux silence s’installe. Les enfants repartent jouer quand on leur dit que le départ est imminent. On range quand même. Les pleurs du garçon qui a été banni s’éloignent déjà avec sa poussette. En rassemblant les affaires, elle dit qu’elle a eu de la peine pour lui ; à 50 ballais passés, nettoyer derrière sa mère qui ne sait pas boire… Elle ne voudrait pas être à sa place.