#rectoverso #01 | Beez

RECTO

En haut du champs de Pré-Chanté à la lisière des arbres, des herbes hautes et des ronces, il a posé les ruches. Des caisses de bois blond, à peine inclinées, alignées comme un silence rural. Rien ne signale leur présence, sinon le bourdonnement bas, continu comme une respiration. Autour, quelques pièges à frelons, suspendus aux branches basses des noisetiers, remplis d’un liquide trouble, captent la lumière et la menace. On regarde sans bruit. On ne s’approche pas trop. Ce n’est pas de la peur, mais une retenue, une forme ancienne de respect. Les artisanes ailées entrent, sortent, chargées d’une mission ancestrale. Puis, certains matins ou soirs l’homme vient. On le voit arpenter l’herbe, silhouette blanche dans sa vareuse, mains gantées, filet tiré sur le visage. Il s’approche, se courbe, ouvre lentement les ruches, soulevant les toits avec un soin de médecin. On peut entendre un souffle plus dense, un changement dans le rythme du bourdonnement. Il inspecte, nettoie, change un cadre ou deux. On devine dans ses gestes une fatigue douce, une patience acquise. Il reste longtemps, referme tout avec une précision discrète pour repartir sans se retourner. On le voit s’éloigner, aussi silencieusement qu’il était venu. Rien ne bouge vraiment. Et pourtant, tout vit.

Devant les ruches, au-delà de la haie, le regard se lève. On aperçoit, par fragments entre les branches, l’échine d’une montagne. Un rocher sombre, massif, posé là comme un animal endormi. Autour, les prairies dévalent en pentes douces, tachetées de fleurs basses et de touffes d’herbes blondes. On les espère humides, le matin encore pleines de rosée. Des vaches, parfois, apparaissent en taches blanches et rousses. Plus haut, la neige s’accroche aux cimes, fine comme une poussière suspendue que rien ne vient troubler. Pas de vent fort. Le ciel est sans menace. On reste là, sans savoir pourquoi. On regarde. Et cela suffit. Il y a dans ce paysage une beauté sans cri. Quelque chose qui apaise, qui rappelle sans insister, que le monde continue. Que tout est en place, pour un instant encore…

De l’autre côté, sur le versant qu’on appelle le Crédo, l’homme a un second rucher. On le voit parfois, minuscule, traverser la pente, la vareuse blanche qui se découpe sur le vert. Là-bas, les ruches sont plus nombreuses, posées entre les pierres sur des palettes. Le sol y est plus sec, plus rude. Il y monte dans son char à roues motrices, souvent seul. On distingue sa silhouette qui s’immobilise, s’accroupit, se relève lentement. Les mêmes gestes, lents, précis. Il travaille sans empressement, avec une régularité qui rassure. On pense à un rite, une façon de se tenir debout dans le silence des jours. Le soleil tape plus fort au Crédo, les abeilles y semblent plus nerveuses. Mais lui, toujours calme, on ne l’entend pas parler. Il referme chaque ruche avec le même soin, passe la main sur le bois comme sur un front fiévreux. Puis il redescend, sans bruit, avalé par le flanc de la montagne.

VERSO

Parfois, quand il ouvre une ruche, on croit qu’il parle. Pas fort, presque rien. Une phrase murmurée, posée comme une main sur une épaule. « Doucement les filles, c’est papa. » Les mots ne sont pas pour lui. Ils glissent dans l’air chaud, se mêlent au bourdonnement. On ne sait pas si les abeilles l’entendent, mais elles semblent s’apaiser. Il caresse de ses gestes, vérifie les cadres, évalue le couvain, gratte la propolis collée à un angle. On le voit lever légèrement la tête, regarder le ciel, jauger le vent. Rien ne presse, même sous la chaleur. Il semble avoir tout le temps, ou plutôt, ne pas en manquer. Au retour, sa vareuse encore fermée, il s’arrête parfois près du muret de pierre qui sépare le champ du chemin. Il reste debout, immobile. On imagine ses yeux fatigués derrière le filet. Il ne regarde pas grand-chose, peut-être juste l’ombre qui descend doucement sur Pré-Chanté. L’herbe et les ronces frémissent sous la brise. Un merle crie plus bas. Le monde est pareil, quoique un peu différent. Plus lent. On se surprend à respirer à son rythme. Il monte dans le char, démarre sans bruit. On entend les pneus sur la terre sèche. Les abeilles, elles, reprennent aussitôt leur travail, comme si rien n’avait été interrompu. On se dit qu’il reviendra demain, ou après, et qu’il dira encore : « Allez les filles, montrez-moi ce que vous avez fait. » Parfois, il parle aussi aux intrus. Pas souvent. Mais quand un frelon s’approche, vrombissant plus fort que le reste, traçant ses cercles maladroits au-dessus des ruches, on le voit lever la tête, se redresser comme un éclair, le regard meurtrier. Il ne crie pas. Il dit seulement, en haussant le ton : « tu ne prendras rien ici . »

2 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | Beez”

  1. J’aime beaucoup ces images à la fois fixes et bourdonnantes. Le premier tableau, « alignées comme un silence rural » / « rien ne bouge et pourtant tout vit », s’anime peu à peu, on entend les bruits qui animent ces scènes paisibles.

    • Merci Laure, oui les abeilles sentinelles à préserver autant que possible…