#rectoverso #01 | l’arboretum

Je connais des troncs bruns à l’écorce rugueuse, des troncs usés par l’habitude du regard. Un arbre de collection est une espèce choisie pour intégrer l’espace paysager de l’arboretum. Présenté comme une œuvre d’art – il vient contenter la curiosité et l’admiration des visiteurs – le cartel indique son nom scientifique latin, comme l’arbutus andrachne, sa catégorie de broussailles et pentes rocheuses ainsi que son origine de Grèce, de Turquie, d’Albanie, ou de Crimée. Le contact du tronc lisse, la profondeur du rouge sombre rappellent à quel point est tenace le fantasme de l’autre lieu – celui où l’on n’est pas – et de tout ce qu’on n’a pas l’habitude de voir comme hautement désirable. On rêve la Chypre où des arbres écorchés vifs longent une mer d’huile teintée de rouge.

Beaucoup de fleurs dégagent une odeur agréable et c’est la même surprise renouvelée de découvrir la nature grâce à l’odorat, de la toucher du nez. L’iris foetidissima, comme son nom latin l’indique, est un iris fétide, voire très fétide, comme le suggère son suffixe à superlatif. C’est une fleur de bois et coteaux secs, qui pousse sur les côtes de la méditerranée et de l’atlantique. Tout se passe pourtant comme si l’espace domestiqué de l’arboretum urbain lui avait retiré ses défenses odorifères. L’iris déjà grillé par le mois de juin trop chaud, enfermé dans un cercle de pollution en plein centre-ville, ne sent plus rien. On passe son chemin en inventant le lieu de nature hostile où les plantes seraient nauséabondes et pourquoi pas carnivores.

On sait que les arbres servent à la fabrication du papier, du petit carnet que l’on tient dans la main pour vérifier en chemin ce que sont les arbres. Le tetrapanax papyrifer indique clairement son utilisation. La fibre de son tronc est découpée en fines lamelles pressées pour réaliser le papier de riz. C’est un arbre de luxe, ce que suggère son étymologie grecque de pan akos, « qui guérit tout », une panacée donc. Quelles que soient les vertus qu’on lui prête, il est évident que sa transformation en un papier si beau, si fin et si blanc que le riz, au pouvoir absorbant pour la peinture à l’eau, est déjà un miracle. Les Chinois s’en servaient dès le IIe siècle. Le papier a changé la face du monde au même titre que l’imprimerie, la poudre à canon et la boussole. Après les tablettes de bambou et le tissu de soie, l’écorce d’arbre devient le support idéal. Le spécimen de tetrapanax papyrifer que propose l’arboretum est assez desséché, quelques feuilles sont jaunies, abimées et s’affaissent mollement vers le sol. Le papier de riz affiche sa déchéance sous le soleil de plomb de l’été européen.

En l’an 105, l’eunuque Cai Lun est tranquillement installé sous les grandes feuilles à quadruple étamines du tetrapanax. Il épluche lascivement entre ses doigts un morceau d’écorce. L’empereur l’observe du coin de l’œil.

« – J’ai vu ces fibres blanches comme le riz tremper dans un vase du jardin. Que penses-tu faire de cette pâte ?

– Je veux rouler, étirer et sécher cette pâte fibreuse pour pouvoir fixer dessus les mots qui surgissent quand je suis allongé sous l’arbre.

– Si tu parviens à graver des mots dans l’arbre pour l’éternité, je ferai de toi une légende et je bâtirai un temple à ton honneur.

– Cher maître, jusqu’à la prochaine invention qui révolutionnera le monde, cette pâte d’arbre donnera matière et vie à nos désirs et nos peurs en les gardant pour la mémoire. Rends grâce à la nature qui te nourrit et t’offre le plus miraculeux des biens symboliques ».

Et il caressait maintenant du bout des doigts la longue feuille palmée de duvet tendre.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

Une réponse à “#rectoverso #01 | l’arboretum”

  1. Merci Olivia pour ce texte aux promesses de lointains paysages, d’une exactitude scientifique, avec son registre sensoriel et poétique.