#rectoverso #01 | L’aveugle téméraire et le Bassin Olympique  

Trois personnages

L’aveugle téméraire (lundi 30 juin)

Une femme d’un certain âge, avec une canne blanche, remonte la rue Royale. Un grand chantier de construction déborde sur la chaussée, si bien que le trottoir a disparu sur cinquante mètres. Il faut soit traverser et passer en face, ou alors marcher directement sur la chaussée.
La femme tâte le terrain de sa canne blanche. Elle porte une capeline de paille à bords mous, un chemisier et un pantalon, à motifs fleuris de couleurs et de taille diverses : un mix and match gipsy (on ne dit plus gipsy mais Romani).  La femme parle haut et demande à ce qu’on la renseigne sur la configuration du lieu. Un jeune homme étranger l’observe : il porte des lunettes noires et reste muet, ne sachant trop quoi faire — la guider en la prenant par le bras ? Il reste là les bras ballants, l’air effaré. La femme ne veut pas traverser. Elle continue son bonhomme de chemin sur la chaussée en disant qu’elle n’a pas peur, qu’elle se débrouille très bien et que d’ailleurs elle est déjà passée par là le matin.

Heda (mardi 24 juin)

Mon amie Heda est là depuis quelques jours. Le ciel est un peu gris, alors nous décidons d’aller visiter la Villa Arson. La Villa Arson est une école d’art perchée sur les hauteurs de Nice. Un lieu à part, dans sa tour d’ivoire. Le bâtiment est magnifique : une architecture brutaliste, massive, avec des galets incrustés dans le béton cru. L’exposition du moment est d’une inanité désolante. Sous prétexte d’engagement environnemental, les artistes proposent une série de photographies mornes des océans du globe. Devant chaque image, des déchets plastiques posés sur un petit socle, comme un rituel convenu. Ici, une vidéo d’un marin philippin évoque les difficultés de son métier. Là, des perles d’huitres géantes en verre de Murano ressemblent à de banales boules d’huile de bain. D’autres œuvres s’alignent platement: un constat moralisateur, tiède, de notre échec collectif. Nous n’y restons que quelques minutes.

Nous rejoignons la terrasse, qui reste la véritable œuvre d’art du lieu : le panorama s’étend jusqu’à la mer encadré par des pins immenses. Interruption. Une jeune artiste, toute agitée – probablement en pleine préparation de son diplôme – nous somme de dégager la piste. Il est interdit, nous dit-elle, d’arpenter les couloirs réservés aux ateliers. Elle est grande, perchée sur des bottines, jolie, affairée comme on l’est quand on croit devoir produire entre les mains quelque chose de très important. C’est à la fois touchant et un peu arrogant.

Heda, n’est pas en grande forme. Israélienne vivant à Berlin, elle fait avec la guerre à Gaza, le génocide et les frappes qui la veille ont touché Tel-Aviv depuis l’Iran. Cela la coupe en deux. Elle est désespérée par le contexte politique, mais reste prisonnière de l’angoisse de perdre sa famille. Elle est aussi au bord du burn-out. L’enfant prodige qu’elle a été – toujours admirée, pour ses idées brillantes – se retrouve aujourd’hui marginalisée par ses collègues des auditeurs allemands conservateurs, indifférents à son talent. Cela la blesse plus qu’elle ne veut l’admettre. Et puis il y a sa relation amoureuse qui vacille. Il faut dire qu’Heda défend l’amour libre, ce qui ne convient pas toujours – à ceux qui prétendent s’en accommoder, tant qu’ils n’en font pas eux-mêmes les frais.

Le chanteur chilien (lundi 23 juin)

À la fin du concert, nous rangeons les instruments. La soirée a été tout simplement délicieuse : une terrasse suspendue sur les hauteurs de Saint-Jeannet, au milieu des vignes, un grand olivier, des petites lumières colorées, la nuit, le vin… et bien sûr, la musique. Dans le souffle léger du vent nocturne, un guitariste s’est mis à chanter. Des chansons espagnoles, d’une voix rocailleuse où affleure l’âpreté du flamenco. C’est un homme d’un certain âge, la chevelure encore brune, abondante, vêtu tout de blanc. Son ventre rebondi tend sa chemise de coton blanc, et ses yeux noirs, profondément enchâssés dans les orbites, s’ouvrent grands à chaque note, comme sa bouche quand il chante.

Trois lieux

Negresco, Cluny (dimanche 29 juin)

La mer bleu pâle dans la lumière du matin. Il est 7h30 et il y a déjà du monde sur la plage de Nice au pied du Negresco. Un tronc de bois flotté datant de la tempête Alex sert de banc. Les participants du triathlon de Nice viennent de commencer l’épreuve de natation. Au loin, on les voit avancer comme un banc de poisson, une tache sombre sur l’eau éclaboussée de blanc brillant. Le train pour Paris. La campagne vers Cluny est belle comme une image : des collines douces, d’un vert tendre bordées de haies noires, ou hachurées par l’alignement régulier des pieds de vignes, les vaches sous les chênes, les fermes aux murs clairs, des clochers. Un paysage qui inspire une sorte de tendresse patriotique un peu niaise : Ah ! C’est quand même beau, la France. Lol.

Vallée du Cians (samedi 28 juin)


La vallée du Cians, le canyon de l’arrière-pays niçois, est encore dans l’ombre. Il y fait délicieusement frais. Le sentier serpente rudement dans la pinède qui surplombe la rivière. On croise un berger jeune et hâve, trimballant des bâches pliées. Des vues sur les gorges rouge sang. La vallée du Cians est célèbre pour son canyon et les pélites rouges du Barrot. Le sentier débouche sur une steppe jaunâtre, bosselée de sommets modestes. Les moutons, serrés les uns contre les autres dans une doline, forment une mosaïque de galets gris brun. Un chien placide aboie. Des oiseaux cachés dans les plis du pâturage pépient. Mais on n’en voit aucun voler.

Bassin Olympique  (jeudi 26 juin)

11h, rendez-vous avec R. au croisement de la rue de la Buffa et du boulevard Gambetta. Direction le Bassin Olympique. Le BO, comme on dit désormais, en habitués. Cette piscine extérieure de 50 mètres, lieu d’entraînement réservé aux nageurs et nageuses élite de la ville, nous a été ouverte le temps que notre petite piscine de quartier soit réparée. Le BO se trouve dans la plaine du Var, rive gauche. Cette zone était, il y a quelques années, une friche couverte de cultures maraîchères, de casses automobiles, de foyers Sonacotra et d’HLM miteux, de concessionnaires auto et de grandes surfaces de bricolage. Avec l’arrivée du tram, le quartier s’est transformé ; des tours ont poussé : blanches, altières, signées de grands noms de l’architecture. Quelques vieux immeubles résidentiels semblent bien minables à côté : So eighties : pare-soleils usés, couleurs passées, balcons encombrés de vélos d’enfants, de barbecues à gaz et d’étendoirs à linge. Pour rejoindre le BO, il faut traverser la nationale. Le carrefour est dangereux. D’en face, des camions imposants, charriant du sable et du gravier, font leurs manœuvres, soulevant des nuées âcres et pulvérulentes. Le scooter de R. se faufile entre ces mastodontes, et nous bouffons de la poussière.

Mercredi 25 du beau monde

La bibliothèque Romain Gary est l’une des bibliothèques municipales de Nice. L’entrée élégante se situe sur le boulevard Dubouchage et l’édifice donne à l’arrière sur un square qui entoure la bouche d’entrée de tram Durandy. Ici, on ne se sert pas directement : il faut réserver les ouvrages. J’ai commandé Les Furtifs d’Alain Damasio, un pavé dont je devine déjà que je ne le lirai pas. Mais c’est aussi là que j’avais trouvé un exemplaire des œuvres de Dario Fo, que j’ai partiellement lues (j’ai même joué des extraits de Mort d’un anarchiste). On y organise souvent de petites expositions. En ce moment, le thème, c’est la mer – sommet des Nations Unies sur l’océan oblige. Mais les expositions ici sont si modestes, si ténues, qu’on se demande parfois si ce sont vraiment des expos ou simplement quelques gravures accrochées là pour décorer.

Juste à côté de la bibliothèque, il y a l’Artistique. Un bâtiment art déco de couleur corail qui propose des expositions plus consistantes. En ce moment : Robert Malaval. Je ne le connaissais pas. Certains de ses dessins m’ont accroché. Malaval s’est suicidé en 1980, en se tirant une balle dans la bouche. L’exposition parle aussi de son galeriste, Ferrero, un personnage ! Photographe spécialisé dans les culturistes, il tirait le portrait d’apollons en slip sous le soleil de Nice. Il avait le sens de la pose. Tellement gay ! Il y a fait une photo magnifique de Charles Trenet appuyé sur une balustrade. L’arrière-plan est un jardin luxuriant où balancent des palmes.

Et rien de rien (vendredi 27 juin)

Les rues vides sont écrasées de soleil. De rares passants marchent sur un filin d’ombre qui court le long des murs.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)