#rectoverso #01 | Madeleine

RECTO

Le café des sports est un café sans sport. Il y a cependant un billard. C’est un café moderne en bois, en pierres apparentes, marron et gris. Une pancarte annonce quinze bières différentes, un hot dog maison, une burrata à la tomate. Il ne faut pas déborder sur la rue quand on s’installe en terrasse. Le serveur nous le redit à chaque fois qu’on déborde. Il ne faut pas déborder non plus sur les entrées d’immeubles. La terrasse est un carré parfait, amputé de son milieu par un arbre lui-même pris dans un caisson de bois clair. 

La frontière est fausse. Il y a d’un côté l’ancienne Allemagne de l’Est, un champ de blés, et de l’autre l’Allemagne de l’Ouest, un champ vide. Le comédien sautille de part et d’autre de la frontière, passe du champ de blé au champ vert, et inversement. Osten. Wessen. L’équipe est du côté Ouest. On y croit tous. Que l’Allemagne de l’Est, c’était là, à partir de ce champ de blés. Que des gens sont morts sur cette verdure. Osten. Wessen. Ce champ n’est pas en Allemagne mais dans les hauteurs de Strasbourg. Osten. Wessen. La frontière pourrait être n’importe quel champ. Pour moi elle est là.

Le clocher de la ville est vrai même s’il semble fait de carton-pâte. Il est moitié saumon moitié vert. Son horloge ne donne pas l’heure exacte. Sur les quatre côtés, il y a des bandes de bois comme on en trouve sur les vieilles maisons rustiques. Il fait propre. Il est très bien peint vu du bas. J’insiste pour qu’on le filme parce que c’est le seul charme de ce faux village qui s’appelle Hügeldorf. On n’a jamais le temps de le filmer.

VERSO

On dit que Madeleine n’est pas en forme ce matin, qu’elle a mal aux genoux, qu’avec la chaleur la circulation de son sang est difficile. On dit que Madeleine ne sera pas dans toutes les séquences, qu’il faudra choisir. « Est-ce qu’on peut amener Madeleine sur le plateau ? » Le troisième assistant veut protéger Madeleine qui est très gentille. Il ne veut pas être responsable d’un accident qui ferait perdre la comédienne allemande qui a presque, peut-être, soixante-dix ans. Madeleine a chaud. Depuis huit jours, elle souffre. Le plein air d’aujourd’hui est étouffant. « Comment va Madeleine ? » Madeleine marche toute la première séquence. Elle marche bien et n’a pas l’air de souffrir. On a peur qu’elle ne tienne pas jusqu’à la scène de la frontière, c’est une scène importante, et Madeleine doit remonter une colline à pied. « Comment vont les genoux de Madeleine ? » Madeleine enchaîne les prises. Elle tient. On oublie qu’elle a mal aux genoux. « Où est l’ombre ? » Comme tout le monde souffre, on oublie que Madeleine souffre peut-être plus que les autres. « Il faut rafraîchir Madeleine ». La voix dans le talkie a mal compris. La voix a compris qu’il fallait mettre les madeleines au frais. Les gâteaux. On rit. On rit longtemps de nervosité et de fatigue. On est au ralenti. On met Madeleine dans une voiture avec la climatisation pour qu’elle récupère. « Madeleine ne peut plus tourner. » On doit faire sans Madeleine. Elle ne peut pas être partie si on fait ce plan-là, elle est raccord. On cherche à faire oublier Madeleine dans les plans mais c’est très compliqué. « Madeleine demande pourquoi on l’a enlevée de la séquence ? » La climatisation a rafraîchi Madeleine qui vient dans la dernière scène, marcher quelques mètres sur un fond de champ vert.