#rectoverso #01 | où l’on parle de pâte de coings, de Mozart, de fenêtres et d’un rêve bizarre

RECTO

Des jours d’été comme celui-ci, la chaleur anesthésie la ville. Elle est emprisonnée dans l’univers minéral que l’homme a édifié à l’endroit même où les arbres l’avaient accueilli quand il cherchait à fuir le temps figé de la pierre. Et elle l’emprisonne à son tour dans les grottes empilées qu’il s’est construites pour le condamner à vivre sa réalité modifiée, à regarder par la fenêtre virtuelle de son écran plat les couleurs saturées d’une mer trop bleue pour exister sous le flux incessant d’une fraîcheur industrielle expirée par les climatiseurs qui participent à l’asphyxie générale. Quelques silhouettes flageolent au loin sur le trottoir goudronné avant de s’évaporer. L’image a une odeur, celle de la pâte de coings de mon enfance. Bizarrement. Dans la jungle des composés chimiques qui pullulent entre les immeubles, quelques-uns se sont assemblés pour évoquer le parfum de ce souvenir. J’y goûte le fruit brûlant que le sucre caramélise, la pointe de citron qui fixe la gelée et la vanille qui bondit sur mes papilles quand je dépose le bâtonnet enroulé de grains de sucre sur ma langue jubilante. Réalité chimique d’un souvenir réanimé que je garde précieusement en vie aussi longtemps qu’il fait battre mon cœur. Jusqu’à douter de moi-même, la ville est une voleuse d’images.

Des soirs d’été comme celui-là, le temps fait une pause et le vent brûlant joue avec les pipistrelles dans l’insouciance d’un instant étiré. Le mur de scène du théâtre antique est un terrain de jeu vertical à la fois pour les enfants du vent et pour les yeux des terriens. Je distingue quelques colonnes de marbre nichées sur la façade de pierre ocre. En haut, surplombant la scène, face à moi, un César bravache affiche son immodestie en saluant la plèbe d’une main molle. En bas, les rangs du chœur sont parfaitement alignés devant l’orchestre disposé en demi-cercle au centre duquel, le chef en queue-de-pie fait onduler sa crinière. C’est soir de concert à Orange. Sur la façade antique, comme une fenêtre ouverte sur un autre monde, des images enfuies de mon adolescence envahissent l’espace. Une pyramide sortie de l’imagination et des coups de pinceau d’Enki Bilal flotte au-dessus d’un désert égyptien quand l’air se met à trembler. L’image a une musique, celle du Requiem de Mozart qu’une centaine de musiciens, chanteurs et concertistes, font vibrer. La mort plane en ré mineur. J’encaisse le choc. Je suis assis sur mon lit dans ma chambre, La foire aux immortels entre les mains. Mes souvenirs se bousculent et virevoltent comme des pipistrelles à la tombée du jour. Jusqu’à retrouver mon corps de spectateur, nu et dépouillé, rincé par la nuit qui m’a englouti (voir le codicille).

Des nuits d’été comme celle-là, même les cigales se croient obligées de pousser à fond leurs stridulations, aveuglées par la nuit moite qui leur fait croire que le soleil est toujours là. Liquéfié sur le lit que mon corps transpirant recouvre, je cherche l’apaisement avant d’espérer croiser le marchand de sable dans le souffle continu d’un ventilateur ronflant. Les pages du livre que je tiens entre les mains voudraient s’envoler, mais elles restent prisonnières de la reliure et se contentent de gémir. Par la fenêtre grande ouverte, les cigales hurlent la lyophilisation de l’air, mais j’entends quand même la ville agoniser derrière le rideau crissé. Sous la chaleur étouffante, ce n’est pas son cœur que j’entends battre, mais plutôt son râle. Les pneus s’enfoncent dans le bitume fondant au cœur du brasier. Sur le plafond de ma chambre, les moustiques dansent la belle saison revenue avant de s’offrir un apéro sur ma peau tendre et moelleuse. J’atteins cet état à la frontière du sommeil où je ne parviens pas à distinguer ce qui appartient à mes pensées et ce qui tient de mes rêves. Mon livre me raconte une histoire qui ne colle pas avec l’image qui grandit dans ma tête. Mes oreilles entendent des chants s’envoler de la ville que les cigales autorisent, mes narines perçoivent le parfum d’un jasmin que je croyais perdu, mes jambes ont envie de courir quand je les croyais vaincues par la touffeur du monde. Jusqu’à perdre mon corps et mon esprit, endormi enfin, dévoré par le rêve de la ville.

VERSO

C’est la nuit, une voiture arrêtée sur le bord de la route en pleine forêt. Une imposante voiture, noire, à côté de laquelle deux hommes en costume discutent. Ils se disent des mots étrangers dans une langue étrangère. Je les vois, je ralentis, clignotant, je m’arrête. Je leur demande s’ils ont besoin d’aide. « Vous avez besoin de quelque chose ? » (il y a toujours, dans mes rêves, ce temps de latence entre ce que je sais qu’il va se passer et ce qui se passe). Il me disent que non. De ce que je comprends. Re-clignotant, je m’apprête à repartir. « Monsieur ! » (voix grave et ténébreuse). Je m’arrête à nouveau. « Vous attendre un petit peu s’il vous plaît. Vous pouvez ? Une minute. » Demis Roussos en costume me montre son index pointé vers le ciel. J’attends. Dans mon rétroviseur, je vois son comparse (plutôt Jason Statham) parler par la fenêtre à l’homme qui est resté dans la voiture. Il revient vers moi pour me demander si je peux emmener son patron jusqu’à la civilisation. « Vous, possible prendre patron jusqu’à la ville ? » (je le savais). J’acquiesce. C’est à ce moment-là que Mozart est monté dans ma Clio. Il ne m’a fallu que quelques kilomètres pour avoir un nouvel ami. « Ben alors, Wolfgang, qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais mort » (je ne sais pas pour vous, mais chez moi, mes rêves sont équipés d’un logiciel de doublage remarquable qui me permet de comprendre parfaitement et instantanément n’importe quelle langue étrangère). Je me disais que le génie de Vienne avait la peau du visage cirée comme un parchemin. « Je suis mort, mais là, il s’agit de ton rêve alors tu peux faire ce que tu veux. » Je n’ai aucune idée de ce qu’il peut bien faire dans mon rêve et, apparemment, il n’en sait rien non plus. Je tente une hypothèse. « Tu es venu pour avoir une autographe de Bilal ? » Je ne sais pas comment riait Mozart en vrai mais le mien est un peu ridicule, il rit pas saccades avec des inspirations marquées. C’était pas pour ça, donc. J’ai laissé Mozart devant un Ibis Budget parce qu’il avait sommeil. Je n’ai jamais su ce qu’il faisait là. Il y a des nuits d’été comme celle-ci, la chaleur est vraiment étouffante.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

3 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | où l’on parle de pâte de coings, de Mozart, de fenêtres et d’un rêve bizarre”

  1. hum….belle chaleur humide dans cette ambiance musicale et onirique et ..comique… où se croisent de beaux personnages et même des Immortels ! Merci pour ce voyage en terre de Provence et dans ton rêve polyglotte!!

  2. Jolie plongée méthodique dans le rêve — ne jamais croire que les rêves sont déstructurés, si les images sont insolites, la structure qui les sous-tend est souvent implacable dans sa répétition, son improvisation, sa musique — on resserre toujours un peu plus d’un tour l’écrou de l’écriture jusqu’à ce que la conscience et le corps cède — et le temps pris en écharpe et mis en charpie (pardon pour le mauvais jeu de mots) — la ville étouffante du jour en pâte de coings sucrée de l’enfance… il y a des éclats éblouissants, comme ça, qui sortent d’on ne sait quel marasme — merci Jean-Luc.

  3. Exactement le même sourire que Will
    la pâte de coings qui revient à la surface, depuis la glace saisie et prégnante jusqu’aux chorégies où tournent les langues,
    la belle Orange, le rire crapahuté dans la nuit, tout vit et pulse à la belle étoile, et cela qui émeut, l’air lyophilisé du ventilateur, cette image des bruits, ce traitement des bruits qui rentre dedans, et le final, ce qui reste dans les mains quand tout échappe et s’éloigne, le livre et la BD, le monde des personnages, leur chair et leur vitalité
    tranche dans nos vies leur part d’insolite