#rectoverso #01 | passages sous voix

Recto

Pour passer de l’autre côté du rond-point, on emprunte un passage sombre. Le soleil dur cède la place à quelques mètres de fraicheur. On devine sur les murs des fresques colorées, montagnes enneigées, oiseaux exotiques, inscriptions géantes en lettres mystérieuses que l’absence d’éclairage efface. Le sol est gris, propre, balayé. Personne n’a dormi ici cette nuit. Des toiles d’araignée dans les coins. Un peu de moisissure. Au bout du tunnel, une rampe à la pente douce redonne lentement accès à la lumière.

La porte automatique est bloquée par une chaise que les deux battants frappent constamment. Il fait chaud, humide, lourd. Hauts murs de béton ancien, vitraux vifs qui ne s’ouvrent pas, bruit de moteur. La porte automatique sent le roussi. Un piano électrique, des bouteilles d’eau, des éventails qui s’agitent au bout des doigts. Quelque chose entre la chapelle, la salle de lecture, l’auditorium et le sauna. Les voix, sombres mais jamais assez, répètent, inlassablement, une noire puis deux croches : requiem. Un enfant est assis à côté de la porte. Il surveille.

Le chien est entré en premier dans le Tea-Room. C’est l’après-midi, on va bientôt fermer. Sur les étals, il reste quelques pains mi-blancs, un dernier croissant, une tresse, et au fond, assis mais s’apprêtant à se lever, un homme âgé à l’épaisse crinière blanche, un homme maigre qui range un paquet de cartes dans sa poche, demande à payer. Le patron boit une bière panachée avec le propriétaire du chien sur la terrasse sous des toiles tendues qui ressemblent à des voiles. On entend des clochettes de vaches et des crissements de pneus.

Verso

Le chef agite les mains. Gestes calculés pour ne pas transpirer. C’est trop clair. Verdi, ce n’est pas de la chanson populaire. La hauteur de la pièce brasse le son. On tend l’oreille pour comprendre ce qu’il dit, le numéro de la mesure, la prononciation du latin, ce qui doit se passer à l’intérieur. « Pensez à la mort d’un ami. » Les têtes se tournent vers la porte automatique. Inquiètes, elles attendent le concierge. « C’est de la musique italienne, ne chantez pas à la française. » Le son du piano électrique émerge à peine de la touffeur ambiante. Quelques dames soupirent. On craint le coup de chaud. On lit les inscriptions sous les vitraux. « Il faut respecter la prosodie. » Les têtes se tournent de plus en plus souvent. Le concierge est arrivé. Il parle avec la responsable. « Pour des questions de sécurité. » Il est venu avec ses enfants, deux garçons qui font semblant de s’intéresser à ce problème de porte et de température. Il s’en va. « Les musiciens considèrent que c’est le plus beau Requiem. Ils citent Mozart, mais juste après, ils disent Verdi. » Les voix ne sont jamais assez sombres. Les têtes se tournent. Le concierge est revenu puis il est reparti. « C’est écrit en hommage à un poète. » Des bouteilles d’eau tombent. Le chef a oublié le nom du poète. Le chaud occupe tout l’espace. Le concierge revient. Il a trouvé une autre salle. Un ténor sait : le poète, c’est Manzoni.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

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