RECTO
à ce stade de la nuit, dans la maison endormie, j’erre devant les bibliothèques, passe en revue les couvertures familières, devine les titres à la couleur de la tranche, au format, à l’emplacement du livre. Je cherche un ouvrage pas encore lu, un de ceux relégués jusque-là, mais à lire ce soir, faute de mieux, ou parce que c’est peut-être le bon moment. Je me hisse sur la pointe des pieds, j’ai oublié de mettre mes lunettes, je m’efforce de ne pas laisser le regard glisser sur les étagères, m’oblige à deviner l’identité de chaque livre. J’en sors un ici, un là. Combien de fois essayé et abandonné celui-ci? Je sais que d’ici que je retourne au lit la fatigue jouera, m’empêchera peut-être de l’attaquer celui-ci. Mes emplettes nocturnes achevées, je redescends dans la chambre, je m’installe, lampe de lecture autour du cou et feuillette chacun des livres. La fatigue est là. Je ne lirai que quelques pages.
à ce stade de la nuit je m’éveille brusquement, les sens en alerte. Que m’arrive-t-il? La pièce est sombre, minuscule, un placard dans lequel on m’a remisée. Nulle fenêtre, nul fauteuil ou chaise. Je n’entends aucun bruit. Rien du côté de berceau. C’est entre mes jambes que ça se passe. Quelque chose de visqueux est en train de s’échapper de moi, une masse gélatineuse, d’un rouge sombre, énorme. Que se passe-t-il? Ce n’est pas prévu. L’angoisse me saisit, ma main cherche la sonnette. Mon corps m’échappe. Je me vide, seule dans cette pièce. La présence de l’enfant ne compte pas. Il ignore ce qu’il se passe, lui tout juste là, lui que je ne connais pas encore, qui ne se connait pas, et moi qui pars, seule, dans la nuit. Un visage enfin, une infirmière. Je ne sais ce qu’elle fait, ce qu’elle trafique entre mes jambes, je m’abandonne à elle, m’évanouis peut-être. Oubliée dans cette clinique privée qui ne connaît que les naissances à la chaine, si loin de cette autre maternité pour laquelle j’ai manifesté quand ils l’ont fermée, car pas rentable, trop rurale. Et cette nuit seule dans l’usine
à ce stade de la nuit mon cerveau s’emballe. C’est comme un film qui défilerait en accéléré. Je sens cette trépidation, j’ai le vertige. Les idées se bousculent. J’assiste impuissante à ce qui est presque un dédoublement, un précipité d’angoisses, chaotique, épuisant. Et je voudrais dormir. A cette heure de la nuit je n’ai pas encore saisi ce qu’il se passe. Depuis combien d’heures mon imagination bat-elle la campagne sans moi? Combien de temps m’a-t-il fallu pour le réaliser? Maintenant je peux arrêter ce flux. Je dois. Je reprends le contrôle. Me revoilà. Dans mon lit, dans mon corps. Chez moi. Il est trois heures du matin. Ne pas y penser. Se concentrer sur ses pensées. Je me concentre, réintègre mon corps, c’est étonnant comment on ne peut dormir sans soi. Je surveille mes pensées veillant à les laisser passer, à ne pas les suivre, je les accompagne jusqu’à la porte, je suis le portier de mes pensées, le portier qui congédie gentiment celles qui voudraient s’incruster, à l’entrée d’un tourniquet. Et bonjour bonsoir à celle qui se présente. La saluer et la laisser filer, filer ailleurs, filer ailleurs, sans moi, au suivant, au suivant, nul n’entre ici sans mon accord, et je ne donne l’accord à personne. Ici la pensée se repose, ici personne n’est autorisé à me déranger. Et déjà ma mâchoire se détend et le premier bâillement est là. Je suis à chaque fois stupéfaite par la rapidité du processus, la rapidité avec laquelle le corps se détend dès lors que je prends conscience de mes pensées invasives et les envoie circuler ailleurs. Je saisis que le sommeil va venir, je sais que je ne peux le surprendre, qu’il est là tout près, tout prêt
A ce stade de la nuit j’attends, j’attends qu’il se connecte, j’attends de savoir que son téléphone est allumé, j’attends de savoir qu’il va bien, j’attends d’avoir des nouvelles, des nouvelles à son insu, la preuve qu’il est bien arrivé, est à bon port, je regarde mon téléphone, consulte whatsapp, toujours six heures qu’il ne l’a pas consulté.Je vais sur le profil de son camarade, lui non plus n’a pas consulté le sien, et depuis plus de huit heures. J’hésite à envoyer un message, mais il n’a pas ouvert le précédent. Les deux virgules ou guillemets anglais sont toujours de couleur verte, preuve que les messages n’ont pas été lus, même si quand le message est court, il est possible de le lire sans l’ouvrir, mais mon dernier message était long, et le précédent aussi qu’il n’a pas ouvert. Où sont-ils
A ce stade de la nuit je fais le bilan de la journée, je regrette tout le temps perdu en divertissements, autant de moment volé, je me cherche des excuses, en trouve, me dis que demain j’attaque, j’ouvre un carnet et note le programme du lendemain, établis des listes, imprimer ces textes, poursuivre les portraits, envoyer tel chèque, et avant tout me lever tôt, il est déjà trois heures du matin, l’heure des bilans, l’heure des décisions, l’heure de la concentration, l’heure de la fatigue, quand juste capable de décider mais pas d’entreprendre
à ce stade de la nuit j’écoute le silence de la maison, espérant entendre un bruit, l’écho d’une voix, la preuve d’une présence, la compagnie d’une autre personne qui veille, la garantie que je ne suis pas seule, seule dans la nuit. J’ouvre la porte fenêtre, me penche au dessus du balconnet, la rue est vide, au loin le bruit d’une voiture sur le boulevard, trop loin, et qui ne fait que passer, sur ce boulevard trop éloigné pour m’y rendre en pleine nuit. J’étends ma main dans la nuit, la retire aussitôt, si quelque chose m’arrivait, qui le saurait? La poitrine oppressée, mon reflet dans la psyché pour seule compagnie, seule présence humaine, seul regard à croiser. Plus rien à la télé, pas de téléphone, qui appeler à cette heure de toute façon? Sentiment de solitude. Ce regard qui m’observe m’angoisse. C’est dans la solitude qu’on meurt, je le sais. Et si je m’évanouis, et si quelque chose m’arrive, qui le saura? Le monde a disparu. Je ne peux dormir, c’est trop dangereux. Je veille, je lis, écris, attends. Tant que je garde les yeux ouverts rien ne peut m’arriver. Ne fermez pas les yeux m’ont-ils dit? Trop tard, je les avais déjà fermés. Gardez les yeux ouverts. Combien ai-je de doigts? Qui sont ces visages difformes? Où suis-je? J’étais dans mon lit et me voilà au bord du chemin avec des inconnus. Dites moi que c’est un cauchemar!
à ce stade de la nuit j’écris, peut-être pour me tenir compagnie, en tête à tête avec moi-même, peut-être pour me trouver, peut-être pour dessiner mon monde, j’écris pour dire qui je suis, ce que je pense, m’extirper des autres, des parents et de leurs goûts qui ne sont plus les miens, de leur rythme qui n’est plus le mien, et d’ailleurs ils dorment, leur journée est finie, la mienne commence. C’est la nuit que je me sens enfin libre, libre de me déplacer sans être sous leur regard, la nuit que j’ai la maison rien que pour moi, peux vaquer dans les pièces, marcher pieds nus, c’est la nuit que le temps s’étire, que j’ai l’impression qu’un infini s’offre à moi, que tout est possible, la nuit que je n’ai pas à courir, pour être à l’heure au collège, pour me précipiter dans la voiture en appréhendant tous ensemble que les feux soient au rouge, pour attendre la fin de la surveillance à l’école, la sonnerie de l’interclasse, la sonnerie de la récré, la sonnerie du début et de la fin des cours, les dépêchez-vous les filles, les faut se lever, les va te laver les dents, les c’est l’heure de se coucher, les à table, et tout ça dans un ordre, un ordre donné par d’autres, un ordre imposé par les adultes, les parents, leur ordre. J’ai réussi à déjouer leur surveillance, à lire jusqu’à la fin du film, à éteindre quand ils passaient devant ma porte, à remplacer la veilleuse par la lampe de poche quand ils étaient dans le couloir, à marcher sur la pointe des pieds en évitant le pavé mal scellé et bruyant et vérifier qu’il dorment, identifié chacun des ronflements, le léger de papa, le plus bruyant, saccadé de maman entrecoupé de paroles, de pleurs parfois, et suis retournée à ma chambre, ai allumé le plafonnier, c’est le moment que j’attends, certains mènent une second vie dans leur rêve, moi c’est la nuit que je vis. Retrouver toutes les nuits comme une seule nuit, la longue nuit du monde
à ce stade de la nuit je m’allonge sur le matelas posé au sol, à côté de ton lit, trop fatiguée pour attendre assise dans le fauteuil au tissu vichy que tu t’endormes. Je sens ton odeur, j’entends ton souffle, je regarde ta chambre, éclairée par la lampe, et je sais que je vais pouvoir m’endormir, apaisée, totalement sereine, et sûre aussi de n’être pas éveillée par tes pleurs, tes appels, ou ta main venue toucher, caresser doucement, mon bras pour m’éveiller, toi pieds nus debout dans ma chambre, à côté de mon lit, légèrement gêné de me réveiller, mais décidé pourtant, l’angoisse est trop forte, tu n’as pas appris à t’endormir, comment pourrais-je t’en vouloir moi qui ai tant de mal à m’endormir, qui appréhende tant le sommeil, alors sans rien dire je te suis jusqu’à ta chambre, je tire le tiroir, camouflé sous ton lit et je m’allonge sur le matelas d’appoint, et au diable les conseils, les bonnes résolutions, au diable les principes d’éducation, pas d’autre chose à faire qu’à te rassurer, t’aider à t’endormir, et moi à dormir aussi, parce que demain
à ce stade de la nuit défilent les morts, j’égraine leurs prénoms, selon un certain ordre, tâche de n’en oublier aucun, et la liste s’allonge, ils vont par deux de plus en plus souvent, les plus anciens, pas forcément les plus vieux, nulle logique dans la vie, une logique dans leur convocation, ceux longtemps connus, ceux à peine croisés – raté des générations – ceux partis violemment, ceux qui défilent parce que proches, ceux qui ont pris place dans la liste parce qu’inattendus, insolites, trop tôt. Litanie des prénoms, cheminement entre les visages, invocation des morts. N’en oublier aucun, moyen mnémotechnique. (Aucun son d’audible, concentration réelle. Attention.) Je me souviens des premières listes. Courtes. Les listes s’allongent avec les années, celles des morts et celles des livres lus
VERSO
C’était un vendredi, au ciné-club. Les projections avaient lieu tous les vendredis soir, au cinéma Palace. J’étais la seule lycéenne. Ne venaient que des adultes, dont pas mal de professeurs et même deux surveillants de mon lycée. Les retraités étaient nombreux. Je venais en voiture, une Renault 5 grise que je garais dans une ruelle perpendiculaire connue pour les prostituées qui y travaillaient. On entrait dans la salle de cinéma -c’était la plus grande du Palace qui en contenait trois- par un couloir pentu dans lequel on avait installé une dizaine de fauteuils pliants rouges, puis quelques mètres plus bas on tombait à proprement parler dans la salle, avec ses dizaines de longues rangées bien alignées. Je m’asseyais dans un des fauteuils du couloir, nous n’étions pas plus de quatre, position qui seyait à ma timidité et me permettait de jouir non seulement du film mais du spectacle de la salle. Je pouvais filer discrètement, sans attendre toujours la fin du débat auquel je n’ai jamais osé participé. Cette position stratégique permettait, ou donnait l’impression, l’illusion, d’en être sans en être. Je n’avais pas leur âge, n’étais pas encore autorisée, me semblait-il, à occuper les premiers rangs. Il y avait aussi un peu de pause dans le choix de l’emplacement. Je n’ai pas le souvenir d’ouvreuses lors de ces séances alors qu’il y en avait lors des séances ordinaires du cinéma; elles plaçaient les retardataires à l’aide de leur lampe de poche puis réapparaissaient à l’entracte avec leur panier de bonbons la pie qui chante, d’Esquimaux et chocolats glacés. J’ai oublié quel était le court métrage qui a précédé le film ce soir-là. J’ai longtemps gardé non pas la carte que l’on poinçonnait à chaque projection, comme on poinçonnait alors les cartes des remonte-pentes, mais le programme, petit fascicule avec, imprimé dessus (en pochoir), le visage de Louise Brooks. Ce vendredi-là le film était en voix off. Une voix lente, théâtrale, identifiable, lisait des lettres. Des lettres d’amour. Je n’ai pas compris pourquoi, mais deviné qu’il se passait quelque chose. De théâtral aussi, de l’ordre de la manifestation politique peut-être. Du désaveu public. Des spectateurs se sont levés et ont quitté la salle. Rien de discret, de contrit dans leur sortie. Avec panache plutôt. Parmi eux, mon professeur de français et son épouse, professeur de français également, et quelques autres que je ne connaissais pas. Ils se sont levés et fièrement, tête haute, ont quitté la salle. Je suis restée jusqu’à la fin. A 17 ans, je buvais les mots d’amour écrits par celui qui les lisait. Je n’avais jamais vu un film tout en voix off. Je n’ai jamais revu le film. N’en ai pas le désir. L’adulte que je suis aujourd’hui quitterait-elle la salle en découvrant Lettres d’amour en Somalie? Quand je rentrai ce soir-là chez moi, après le ciné club, je retrouvai mon père devant la télévision, c’était l’heure du dernier journal, puis venait le cinéma de minuit que nous regarderions ensemble assis dans les fauteuils en skaï.
« Les listes s’allongent avec les années »
Merci Betty.
Merci Ugo d’être passé me lire.
J’aime beaucoup le protocole de sortie des pensées intrusives.
Oui, faut bien ça pour arriver à dormir… à ce stade de la nuit. Merci Olivia pour ce retour de lecture.