à ce stade de la nuit, je ne sais pas encore où je me trouve. L’impression de dormir dans un endroit inconnu. Mon esprit se réveille juste assez pour goûter au plaisir d’y être. Je suis dans mon studio. Chez moi. Pour la première fois de ma vie, je peux me dire que je suis chez moi. C’est un sentiment vertigineux. J’ai encore quelques jours à savourer avant la rentrée à la fac, je commence la plonge dans un restaurant du centre-ville dans une semaine. Mais je n’ai pas le temps de me dire tout ça, je me rendors aussitôt. Grisé par l’ivresse du moment.
à ce stade de la nuit, je tente de jeter un œil sur le cadran du radio-réveil sans me réveiller complètement. Les bâtons lumineux rouges veillent dans l’obscurité. J’essaie de garder les yeux suffisamment fermés pour pouvoir me rendormir dans l’instant. Je n’y arrive pas tout de suite. Mes pensées s’échouent comme des vagues sur la plage de mon esprit. La fatigue m’enveloppe faute de respirer. Les études, le travail, je ne sais pas si je vais encore tenir longtemps. Je boucle tout juste mes fins de mois en avalant mes espoirs en conserves.
à ce stade de la nuit, je lutte pour ne pas fermer les yeux. La tête plongée dans un livre traitant des systèmes électroniques analogiques, je cherche un espace libre dans mon esprit pour emmagasiner ce savoir qui se refuse à ma compréhension. À la fac, les profs me regardent bizarrement. L’un d’eux m’a dit que j’étais flou. Sur le coup, je n’ai pas compris ce que ça voulait dire, être flou. Je crois comprendre maintenant. Lorsque je plonge mes mains dans le bac à vaisselle du restaurant, elles commencent à disparaître. Je sens mon esprit devenir flou lui aussi.
à ce stade de la nuit, je passe la main sur ma peau et je ne me reconnais pas. J’ai cessé de compter mes heures de sommeil, je suis en lutte permanente contre moi-même. Aujourd’hui, je me suis endormi dans l’amphi. Lorsque je me suis réveillé, il n’y avait plus personne. J’ai retrouvé dans la bouche ce goût de l’abandon quand ma mère devait se lever aux aurores pour aller faire ses ménages, me laissant seul dans l’appartement vétuste. J’allais à l’école chargé du poids de la solitude. J’ai quitté la fac avec ce même poids sur les épaules.
à ce stade de la nuit, je n’ai plus de raison de dormir. J’ai découvert ce matin dans ma boite aux lettres une lettre de la Fondation Langevin. Je ne sais pas quand je l’ai reçue, il y a une dizaine de jours peut-être. Je me souviens de la première lettre qu’ils m’avaient envoyée, m’accordant la bourse d’études que je leur avais demandée. C’est grâce à elle que j’ai pu rêver de poursuivre mes études à la fac, c’est grâce à elle que je peux vivre aujourd’hui. Mais cette dernière lettre me plonge dans un cauchemar. Ils me retirent ma bourse, faute de résultats probants. Je n’aurais pas dû m’endormir.
à ce stade de la nuit, je suis en train de disparaître. J’ai quitté mon studio, trop d’argent que je n’ai pas. J’ai dormi un temps dans une chambre de bonne au-dessus du restaurant, mais j’ai dû aussi quitter mon emploi, je n’arrivais plus à assumer la charge de travail. Je dors sur un carton sous un pont. Je ne suis plus allé à la faculté depuis plusieurs semaines, pas présentable. J’ai reçu la visite de maraudeurs de la Croix-Rouge et je me suis vu dans leurs yeux. Des yeux au bord des larmes. Alors, pour les rassurer, je leur ai parlé des systèmes électroniques analogiques.
à ce stade de la vie, je suis devenu invisible.
Je suis avec mon père, je dois avoir une dizaine d’années. Il est venu me chercher à la sortie de l’école et m’a emmené au cinéma. Je suis assis sur le porte-bagages de son Solex avec mon cartable sur le dos. Je suis excité, on ne va pas souvent au cinéma. Mon père m’engueule, je ne fais que bouger. Le Solex avance en zigzag et ça me fait encore plus rire. Lui, il ne rit pas. Il gare le vélomoteur sous l’enseigne rouge du bar-tabac, celle qui ressemble à une carotte. Je l’attends devant le cinéma pendant qu’il va s’acheter un paquet de Gauloises. La grande salle du Rex nous accueille comme si on était des princes avec ses tentures sur le côté et ses grandes statues de dauphins. L’ouvreuse nous ouvre le pas et nous propose deux de ces sièges en velours rouge au juste milieu de l’espace. La lumière s’éteint, on est seuls. En première partie, un court-métrage documentaire sur Paul Langevin, un grand savant français. Je suis impatient que le film commence. À l’entracte, mon père achète un cornet de pop-corn sucré à l’ouvreuse réapparue avec son panier en osier suspendu à son cou. On le mange tous les deux, comme si on était de vieux amis. La lumière s’éteint de nouveau, le film commence. Sur l’écran, un jeune étudiant. Je dis à mon père qu’il lui ressemble. Mon père me dit que c’est à moi qu’il ressemble. Le film est en noir et blanc, il est triste. Sur l’écran l’histoire. Au fur et mesure que le film avance, il y a de moins en moins de blanc et de plus en plus de noir. J’ai l’impression de voir flou, je ne perçois que des formes vagues. Le temps s’étire et se perd devant mes yeux. Je suis seul devant l’écran.
Je me réveille dans mon film.

Triste Triste Réveillons-le, Ce n’est qu’un rêve.
la porte ouverte vers le fantastique (c’est à peu près la première fois qu’un prof émet une observation pertinente – floue, mais pertinente… :°:) (trop bien)
.. un vrai court métrage dont j’ai vu les 6 images les plus fortes. bravo!