
Recto : À ce stade de la nuit
- À ce stade de la nuit, le taxi me conduit à l’aéroport de Dehli, capitale des poussières. Nous longeons les faubourgs et nous nous engageons dans l’artère qui mène à l’aéroport. Sur un rond-point gigantesque, je vois un tout petit garçon, deux ou trois ans peut-être. Il marche seul et nu, d’une démarche titubante. Il est là, minuscule, au milieu du béton, sous les piliers chichement éclairées de l’échangeur. Je voudrais arrêter le taxi, descendre, le prendre dans mes bras, le sauver. Le sortir de là, de ce lieu hostile qui n’est fait pour personne. Mais le taxi continue et je ne dis rien. Je me retourne et voit l’enfant disparaitre dans la nuit.
- À ce stade de la nuit, je me demande comment je vais m’en sortir. J’ai vu trop haut, j’ai visé trop loin, trop fort. Je n’ai mis aucune limite à ma folie des grandeurs. Je vais me planter. Me vautrer comme une merde. Et tout le monde le verra. C’est l’angoisse du metteur en scène avant le lever de rideau. L’angoisse d’avoir voulu créer un monde… et de le montrer. Qu’on trouve ça nul, dérisoire. Et qu’ils ricanent. À ce stade de la nuit, c’est ce rire-là que j’entends. Et j’ai peur.
- À ce stade de la nuit, je ressens une douleur dans l’abdomen. Une gêne sourde. Cela fait quelques jours que je sens dans mes entrailles comme une masse, quelque chose qui a dû pousser là depuis longtemps, sans bruit. Et tout d’un coup, ce soir, elle m’inquiète. Je m’imagine le pire.
- À ce stade de la nuit, j’ai terminé la lecture de mon premier « grand » livre. Et j’en suis encore tout étourdie. Comment est-ce possible ? Par quel sortilège peut-on, avec quelques mots, quelques lignes provoquer une telle vague d’émotions ? J’ai l’impression d’avoir découvert quelque chose d’étonnant : un monde sous le monde, ou au-dessus, hors du monde, et pourtant dedans. Je viens d’entrer en littérature.
- À ce stade de la nuit, je regarde la lune. J’écoute le passage régulier des automobiles dans la rue. J’observe la lumière, qui se déplace lentement sur le mur rose de ma chambre. Je suis écrasée par le chagrin. Je cherche, dans le visage plein et lumineux de la lune, un point d’ancrage, quelque chose pour survivre à cette nuit.
- À ce stade de la nuit, je me retrouve sur la lune, assis au fond d’un cratère, à contempler le ciel noir constellé d’étoiles. Du fond de l’espace, une créature s’avance vers moi en flotteant. Elle est longue, blanche, coiffée d’un curieux chapeau en forme de mitre. C’est moi. Ou plutôt, je sais que c’est moi, même si je peine à me reconnaître. Son corps (le mien) est d’un blanc luminescent. La première pensée qui me traverse : je suis morte et c’est mon fantôme qui vient me rendre visite. Je pose la question : suis-je morte ? La créature répond par un sourire. Je l’interprète comme une dénégation. J’aimerais lui parler, mais elle tournoie joyeusement autour de moi, un sourire aux lèvres. Enfin, elle vient s’asseoir en silence à mes côtés et nous regardons le ciel.
- À ce stade de la nuit, j’entends une guitare et la voix rocailleuse d’un homme qui chante en espagnol. L’air est doux, le ciel d’un bleu profond délicat. Il fait bon. Je me sens tellement chanceuse de pouvoir goûter la douceur de cet instant, d’écouter de la musique, un verre de vin à la main, dans un jardin parfumé. En paix.
- À ce stade de la nuit, je marche le long de la mer. J’écoute le clapotement singulier de l’eau infusée de nuit. Je regarde les escarbilles de lumière jouer à la surface des vagues. J’entends, venues des rives, des grappes d’êtres humains rire et parler. La vie en éclats, de voix et de lumière, suspendus dans l’air nocturne.
Verso : Extérieur nuit
Je ne me souviens plus du film, ni s’il faisait jour ou nuit. Je me souviens seulement du moment — un dimanche soir — et du cinéma : le Rialto, rue de Rivoli, à côté du Negresco. C’est le seul cinéma que je fréquente ici, à quelques rares exceptions près, toujours le dimanche soir, heure de cafard. Y aller et en revenir fait partie de la séance ; c’est un rituel. Je joue à aller au cinéma.
Extérieur nuit
Elle sort de chez elle et ajuste les écouteurs reliés à son téléphone. Elle écoute de la musique et marche en cadence, directement sur la chaussée — le trottoir est trop étroit. Elle passe devant le bar du Rocher, la laverie russe, les têtes rasées aux joues rouges, le bazar, puis le bar de la Cave. Le jour pâlit au-dessus de l’étal du vendeur de chappattis ; au croisement de la rue, des familles remontent de la plage avec serviettes et glacières.
À l’angle de la rue Oscar II, elle lève les yeux vers les bulbes colorés de l’église russe. Elle esquisse un minuscule pas chassé et croise une femme promenant un Shiba Inu. Elle passe sous le pont de la voie ferrée, puis change de trottoir peu après. Elle emprunte d’un pas souple les passages qui descendent vers la mer. Ils longent les façades aveugles des immeubles, les murs d’enceinte des jardins en fleurs, les entrées de garage. Son pas s’accélère avec la musique. Il y a une sorte d’allégresse dans sa démarche : le plaisir simple de se mouvoir à l’instinct dans le dédale des rues, de laisser son corps trouver le chemin.