à ce stade de la nuit, reprendre une douche pourrait encore être une action à mener délibérément, non pas un geste dicté par l’écrasante sensation du monde endormi. Je visualise l’élan de bouger, de faire glisser la chemise sur le ventre, d’enjamber le rebord sans penser qu’une douche italienne serait tellement mieux, de relever le mitigeur prè-réglé sur trente-cinq degrés, il y aura la première impression fraîche, puis en diminuant le thermostat l’eau deviendra froide, jamais glacée : l’installation n’est pas enterrée assez profond. Je laisse passer l’instant, attrape un livre pour en lire quelques pages si ma concentration vacillante me laisse tranquille. Le livre d’une femme, les sujets sociaux qu’elle affronte, divorcée et accusée d’être folle. Elle dit Déenfantée pour dire les enfants retirés et confiés à d’autres. Elle en fait des slams et de l’oralité sauvage.
à ce stade de la nuit, la faim devrait se calmer, elle se réveille pour me garder debout — résister ou céder — je mange et ça me donne un coup de fouet, ça retarde encore le moment de ne plus rien avoir en moi que les acouphènes qui stridule leur crissement de cigales sans saison, à gauche surtout, mon oreille mène la danse, l’autre suit l’exemple, y penser décuple le niveau sonore, inexistant au demeurant, que mon cerveau invente d’être privé des sons de son spectre opposé, les sons graves manquent et ce sont les aiguës qui se déchaînent en miroir, naissant dit-on, dans la zone auditive correspondante pour compenser le manque. En lieu et place, une torture permanente, une lourde fatigue bruyante. Une fois encore je constate que me concentrer sur le sujet le rend insupportable. Je bloque mes pensées et tente de lire un autre livre, cette fois je parcours la Via Appia, deux amis y marchent ensemble, l’un écrit, l’autre dessine, carnet de voyage poétique, anecdote et émotions, carnet de croquis, fragments d’ambiance visuelle et d’architecture, tout en ombres adoucies de fusain.
à ce stade de la nuit, au quatrième épisode radiophonique du Soulier de Satin qui en compte douze, je m’attache enfin au destin de Prouhèze, et me revient l’année lointaine — 1987 — où Avignon l’avait mis au programme, Vitez s’était vu confié la mise en scène. J’avais manqué ce spectacle, et ce soir je viens de comprendre que la pièce est montée à nouveau. Elle dure huit heures, sera jouée six ou sept fois dans la Cour d’honneur après avoir été créée en mars à Paris, totale inversion des hiérarchies longtemps à l’œuvre : création à Avignon en conditions extrêmes de temps et de lieu pour une reprise à l’automne à Paris avant la tournée. Qu’en dirait Paul Puaux directeur qui a pris la suite de Jean Vilar que j’ai rencontré à la fin des années quatre-vingt,homme âgé déjà très aigri de la perte des idéaux du théâtre pour tous, exaspéré du trop plein du off, perdant ses repères dans un théâtre contemporain en pleine déconstruction, que penserait-il de cette évolution ? Un spectacle déjà montré et seule pièce de théâtre programmée sur le plateau du Palais des Papes. Je sombre dans une humeur désabusée, le théâtre file du mauvais coton. En salle de province, les programmes ne proposent plus que des textes joués par un ou deux personnages, avec si possible, une tête d’affiche — il s’agit de remplir la salle à coup sûr — le tout noyé parmi des créations destinées aux moins de dix ans, de la danse de genre, du cirque moderne, des concerts et des humoristes. Si le plus beau plateau de France se réserve le droit de ne présenter que six jours de théâtre, mon humeur n’est pas celle d’une spectatrice blasée, elle est celle d’une femme consciente de la fin bien amorcée déjà, de la transmission de la pensée humaine à travers et par les corps et les souffles, les dialogues et les situations vivantes, tensions et résolutions, catharsis dont la société ne sait presque plus rien, déséduquée qu’elle est par des dirigeants conscients de la puissance du théâtre, qui ne veulent plus de cet «art violemment polémique (qui) ressemble à la guerre. La représentation (étant) toujours le simulacre d’un conflit,» comme le disait Vitez.
La première émotion au théâtre est une épiphanie, elle reste en moi si vive que je me demande si je n’enjolive pas l’effet puissant du noir, du silence, de ce qui est resté gravé dans le souvenir, la profonde certitude d’être hors du réel quand à l’instant où le corps agile du comédien s’envole dans les cordages et les échafaudages qui composent le décor, ce que je vois est vrai : le corps d’un jeune homme au regard noirci de charbon, s’élève, monte, s’échappe dans le haut de son perchoir. Pêcheur sans rivage, ses mots disent les vagues, et ses rêves de voyage, il reste là et nous emporte loin avec lui, tout est mémorable, son costume tel celui d’Arlequin ou de Papageno — dont je ne sais évidemment rien à ce moment-là, j’ai dix ans et bientôt je déménage, une fois encore je quitte ce qui commence à devenir familier, je repars au zéro des amitiés, des trajets, des écoles, des paysages. Je confie à l’endroit où je ressens les vibrations de ce premier spectacle de théâtre créé pour l’enfance selon les recherches de l’avant-garde des années 70, la mission de garder de mon passage une fine trace, un peu de mon esprit, de ce que je sais être une vraie expérience de première fois. La musique, je l’ai perdue… je mélange les choses et ne sais plus si le doux pêcheur chantait ou si la musique accompagnait ses rêves, s’il existe un film de cette première représentation à l’hiver 1971, je n’en ai pas connaissance. Le film est en moi, avec le mot théâtre, la salle bruyante avant le silence, les manteaux sur nos genoux, la chaleur qui brûle les joues, l’inquiétude quand vient le noir, les voix, ces êtres qui chuchotent ou s’interpellent en criant et que des cercles de lumière poursuivent, le pêcheur et les autres autour de lui, ceux qui l’aident et le conseillent, ceux qui posent des embûches, et lui qui chante en cherchant dans ses filets les clefs d’une vie libre. Plus jamais cette bascule totale n’aura lieu, je peux citer des dizaines d’expériences au théâtre, mais celle-là dépasse tout. À peine derrière dans l’ordre, je sais aussi la première fois au Palais des Papes, l’étrange texte de Bailly — Les Céphéides.
J’aime beaucoup le rythme, un faible pour le premier, sensible et organique (et même plus que le second alors que la faim…)
Il est assez dense en effet ce début, cela vient que je n’ai pas d’idées préalables, pas de fil encore et accumule le « l’énergie » sans bien savoir où elle va se déverser…
Catherine où fuse l’exploration du vil
et des ténèbres
Catherine où tourne la nuit l’eau froide et les bruits dans l’oreille que je connais si bien (ne peux plus écouter au casque…)
Catherine où tout s’écoute et se revit je suis prise dans ton effervescence – cette rage d’être au plus près – un plateau, et tu entames le spectre de la bataille, le théâtre s’en sort revigoré
car bataille lancée
j’ai eu la chance de voir de nombreux spectacles corrosifs et puissants, je pense qu’ils existent, qu’ils rôdent dans les théâtres de banlieue, sans arrimage à Avignon. L’émerveillement, la tension, le désarroi, les pièces folles d’Yngvild Aspeli, que mes élèves tant aimées…
on entre dans l’eau froide et c’est un bouleversement
comme l’inouï ce premier paragraphe
Lire pour fuir la poisseur de la nuit, j’y suis, je la ressens aussi à travers ton texte. Bravo.