A ce stade de la nuit, je débite mes gratitudes, des petites choses faisons notre miel, quatre il en faut, parait-il : 1 vu mon fils étonnamment gentil prévenant m’aidant à enfiler mon imper, ramassant ma canne, bref enterrant la hache de guerre face à la détérioration généralisée, soucieux de moi je vois. Merci. 2 Retour compliqué problème sur la ligne RER deux bus annoncés qui ne sont pas passés, à l’arrêt je devise avec une dame, on rit de la situation pour finir par nous mettre bravement en marche, le prochain étant annoncé 40 minutes plus tard sans aucune certitude qu’il ne se volatilise pas tout autant que les précédents. Et puis la dame qui va plus loin que moi hèle un taxi, me propose de me déposer et en 5 mn je suis chez moi. Merci 3 A l’arrivée dans le hall, l’affiche nous interdisant d’utiliser le vide-ordures a disparu, je m’enquiers auprès de la gardienne, formidable je n’aurai pas à descendre les peluches de melon qui embaume l’appartement depuis hier. Merci. 4 A ce stade de la nuit, je n’ai pas vraiment la quatrième si ce n’est que les 3 premières m’ont permis de remplir une case ici. Merci.
A ce stade de la nuit, je sais que j’ai perdu la bataille, je ne dormirai pas, autant se lever… j’ouvre la baie vitrée et sors sur le balcon, savoure l’apaisement des fenêtres closes, je vérifie qu’elles le sont toutes, vrai ? pas une seule lumière ? Pas un autre insomniaque à l’horizon ? C’est une nuit d’été et la rue dort sous un ciel phosphorescent, le réverbère est entouré d’un halo clair où se précipitent les insectes. Parfois avoir un petit peu froid me permet de m’endormir mais là, c’est cuit, trop d’énergie. Je me console en faisant la vaisselle c’est toujours ça de gagné, le bruit de l’eau fait compagnie, lavage, rinçage, et j’essuie les verres dont ma maniaquerie de plus en plus envahissante ne tolère pas les traces de calcaire. Toujours aussi vive, plier la dernière lessive, ranger les trucs qui trainent, trop tôt pour passer l’aspirateur… dans le silence épais de la nuit, mes oreilles me jouent leur musique interne, un grésillement léger comme de lointains grillons dans une belle nuit estivale à la campagne…
A ce stade de la nuit, nous passons la frontière de Berlin-Est et soudain, le train est envahi de soldats, ils font du bruit avec leurs bottes, un soldat ouvre brutalement la porte du compartiment, il braille Ihre papiere, maman a beau être habituée à ce passage, elle a déjà passé le mur cinq ou six fois, elle est nerveuse quand même, c’est que cette fois, l’enjeu n’est plus le même, elle montre son passeport français et l’autorisation signée de notre père, ils prennent un malin plaisir à retourner nos papiers dans tous les sens, à nous comparer à nos photos d’un regard bleu glacé. Nous, depuis toujours, on panique devant ce qui porte un uniforme, on a forcément l’air coupable, mais il rend son passeport à Maman, quand il sort du compartiment, elle soupire ouf! et cette fois-ci c’est la dernière, mes chéris, on est libres! Désormais, tu t’appelles Alain, et toi, Carmen et on ne parle plus que le français. Effacer, effacer les traces… ses traces…
A ce stade de la nuit, je ne rentrerai pas à la maison, il n’y a plus ni métro ni RER, je tourne le dos à la menace d’engueulade qui pèse sur moi, jamais découché de ma vie, ça va barder c’est sûr mais à ce stade de la nuit, je n’ai pas le choix, pas les moyens de prendre un taxi, alors je me trémousse sous les draps, je me glisse dans ses bras tièdes qui me reçoivent avec douceur et j’embrasse sa douce poitrine qui a le gout délicieux de la transgression…
A ce stade de la nuit, le flic me demande Comment allez-vous rentrer chez vous ? A pieds j’aime marcher et j’en ai besoin, je le fais toujours. Ils me sermonnent : pas question, vous ne vous rendez pas compte mais Paris est une ville dangereuse la nuit, cinq heures est une sale heure, il y a de drôles de zozos qui trainent, et des dangereux, pas comme votre fils, c’est l’heure des délits et des crimes, des brutalités et des retours de fêtes ma petite dame il faut prendre un taxi. On peut lui appeler un taxi ? demande-t-il à l’infirmière. Pas moyen d’en avoir un. Ok on vous ramène, vous avez une dure nuit derrière vous, manquerait plus que vous vous fassiez agresser, après tout vous n’êtes pas si loin du commissariat…. on a traversé Paris avec gyrophare, j’imagine qu’ils en avaient plein le dos, on rigolait quand même dans la bagnole, ne le répétez pas, on est pas censés faire ça, on n’était pas si loin des attentats et ça les obsédait encore, Ils m’ont ramenée au pied de mon immeuble comme une reine, les trois flics armés jusqu’aux dents.
A ce stade de la nuit, j’écoute Winterreise par Dietrich Fischer-Dieskau. Et aussitôt m’arrive aux narines les effluves sucrées de Fareinheit, le parfum de mon père, bien trop sirupeux à mon goût, mais il adorait cette odeur comme il adorait les chemises de couleur, mon père avait des coquetteries insensées, toute sa chambre en était imprégnée… quel rapport avec Winterreise ? Nous l’avions choisi pour le crematorium. Et je revois les drapeaux abaissés de ses amis anciens combattants au passage de son cercueil, et ses camarades de cellule dont un vieux pote de lycée perdu de vue, et mon émotion lors de mon hommage-portrait plutôt cash où chacun a pu reconnaitre ses excès, Winterreise sera à jamais associé à mon père, et à sa disparition, et à son parfum, à l’horreur de cet écran nous montrant le trajet du cercueil avalé par les flammes. La mémoire mitonne de drôles d’associations…
Verso Le Cin’Hoche, l’unique, minuscule, désert et merveilleux cinéma de notre ville qui s’obstinait et s’obstine encore dans le genre art et essai pour trois fois rien la place, m’a offert la seule et courte période cinéphile de ma vie. Ne le trouvant pas à la maison je descendais au Cin’Hoche, il était forcément au Cin’Hoche, nous y allions à toute heure du jour ou de la nuit dans ce relâchement de nos vies étudiantes où l’improvisation avait encore beaucoup de place, je quittais notre deux-pièces sans salle d’eau que nous louait au tarif étudiant un vieil ébéniste, je redescendais les deux étages par l’escalier de bois, en caressant les murs en faux marbre qui ne sont jamais froids comme l’est le véritable, je traverse la place de la mairie et remonte la rue Hoche, la caissière me connait, on est tout le temps fourrés ici, oui, il est là me dit-elle, je rentre donc sans payer, je reconnais sa chevelure blonde, j’aime tellement sa blondeur, son allure venue d’ailleurs, je touche son épaule, son visage tourné vers moi s’illumine, nous nous aimions tant alors, je lui dis que j’ai des amis à lui présenter ou que la bouffe est prête, il me suit sans discuter, la scène peut se dérouler dans l’autre sens, moi dans la salle presque vide du Cin’Hoche, lui venant me chercher et dans tous les cas, la caissière nous sourit, on est abonnés, on reviendra pour le film en entier, il faut absolument que tu vois Alice dans les villes de Wim Wenders, road movie qui raconte la rencontre d’un écrivain en panne et d’une petite fille déterminée. Je ne me souviens pas de grand-chose en dehors de la joie que ce film m’a procuré en donnant droit à cette lenteur qui laisse leur poids aux choses, aux paysages aux êtres et la découverte de Rüdiger Vogler et de Wim Wenders lui-même. C’est l époque lointaine, où je découvrais Fassbinder, Fellini, Visconti ou Chantal Ackermann, où je lisais Perec, Peter Handke et Annie Ernaux, Jean Genêt, Céline et Proust, tandis qu’il lisait Baudrillard et Michel Foucault, où il y avait tant et tant à découvrir par nous-mêmes, tant et tant à échanger, où nous avions encore tous nos rêves et notamment celui de tout partager pour toujours et à tout jamais, dans la fluidité du concubinage…
..on passe d’un univers à un autre en ayant au final une étrange impression de reliance… et la nostalgie qui flirte avec le réalisme des scènes. Merci!
Merci infiniment Eve d’être passée par là
Ces scènes nocturnes passent de l’insomnie quotidienne au réalisme historique à tendance onirique, façon réalisme magique.