Recto
à ce stade de la nuit, je me tourne et me retourne dans mon lit, tâte les coussins, cherche une position introuvable, tends la main vers ce quelqu’un d’autre dans ce lit qui n’est pas là. Il est parti, ne reviendra pas. Un autre viendra, peut-être. Une autre nuit. Je dresse la liste des prétendants. Ils sont peu. Je les imagine dans ce lit. Je ne cède pas aux caresses. Il s’en occupera quand il sera là. Le visage de celui d’avant peine à s’effacer. Le visage de celui d’après se précise, on dirait. Ils se confondent encore trop. Les corps, je refuse de penser à celui que je connais. L’autre ? Exploration remise à une nuit plus propice. Je me tourne encore une fois. Je pense aux enfants qui dorment. La plus petite viendra tout à l’heure. Elle aura fait un cauchemar, avec des limaces et des crapauds, mais le monsieur avec la voiture rouge est venu la sauver, alors ce n’est pas grave, elle se réendormira vite. Le monsieur avec la voiture rouge… Est-ce lui, le visage nouveau ? S’il sauve ma fille, pourquoi pas ? J’ai besoin d’un héros. Je l’imagine avec une cape, un masque, un slip par-dessus le pantalon, et je ris, seule dans ce lit où peu d’hommes sont venus et parmi eux, aucun héros. Mais celui-ci, qui sait ?
à ce stade de la nuit, je ne sais pas quel vinyle choisir. Ce que je sais, c’est qu’il me faut de la musique, un fond sonore pour faire taire le silence. Les filles sont chez leur père. Je suis seule. Les voisins dorment. La musique doit être douce. C’est ce qu’il me faut, de la musique apaisante. De la musique classique ? Je n’ai pas grand-chose à disposition. Les quatre saisons, bien sûr, mais c’est usé, je l’ai trop écouté, ce disque, le premier que je m’étais acheté avec mon argent de poche, il y a bien longtemps. Peut-être quelque chose de plus léger, Françoise Hardy ou de la musique klezmer, ou ces airs de violons un peu kitsch, méditation de Thaïs et compagnie. Je pose le trente-trois tours sur la platine, attends avec impatience ce grésillement que j’aime tant, puis ferme les yeux. Est-ce que je médite moi aussi ? Je ne fais rien, j’écoute.
à ce stade de la nuit, je devrais m’arrêter de travailler, mais il y a tant à faire, tant de messages auxquels répondre et ça ne se fait pas de ne pas répondre, alors un pouce levé ici, un bonhomme qui dit merci là, une précision ailleurs, un cœur, non, je ne suis pas prête. Des papiers, des cahiers, des crayons, une poupée, mon bureau est un véritable foutoir. La poupée, elle ne doit pas là, il y en a une qui risque de venir la réclamer et l’autre qui fera le tour de sa chambre sans s’en rendre compte, et l’autre encore qui dormira du sommeil du juste mais qu’il faudra secouer demain matin après m’être secouée moi-même, mais que lui répondre si ce n’est pas un cœur ? Le bonhomme qui rougit, ça ouvre à tous les possibles.
à ce stade de la nuit, je marche. Toutes les lumières aux fenêtres sont éteintes, sauf chez cette vieille dame qui ne dort plus depuis des années, à ce qu’on raconte. Je marche histoire de me changer les idées, évite de passer devant chez lui, traverse la voie de chemin de fer, longe une haie, bifurque à gauche puis à droite, toujours au même endroit, près de la fontaine où je bois une goutte au robinet presque sans m’arrêter, puis je prends le chemin le long du champ de betterave, tourne encore une fois à gauche et retour à la case départ. La petite vieille a éteint. J’allume.
à ce stade de la nuit, je joue. Très doucement. J’essaie de jouer sans faire de bruit, des notes graves, chaleureuses, puis un début de gamme chromatique en essayant de ne pas accélérer le tempo. Surtout pas de crescendo. Je joue en cachette mais les sons traversent les murs. Il faut que je joue. J’essaie une anche plus adaptée à la nuit. Je joue une mélodie que j’invente sur le moment. Est-ce cela qu’on appelle un nocturne ? Je cherche un balancement mais attention à ne pas trop bouger l’instrument, à rester détendue. Ce serait une sicilienne. Je rejoue puis j’écris ce que je crois avoir joué sur du papier à musique. J’essaie : ça marche. J’écris le titre : Sicilienne nocturne.
à ce stade de la nuit, je cherche le chat. Je l’appelle mais il ne répond pas. Avec le temps, il est devenu sourd. J’ai peur qu’il lui soit arrivé malheur. Il sera sorti. Une voiture l’aura écrasé. Et demain matin, il faudra raconter aux filles que le chat est au ciel. Les grandes comprendront, seront un peu tristes, mais la petite dira qu’un chat ce n’est pas un oiseau, ça ne va pas dans le ciel. Il faudra lui parler aussi de son grand-père qui est au ciel, mais le chat est là, bien vivant, il s’était caché derrière le canapé et il dormait tranquillement. Je devrais faire de même.
à ce stade de la nuit, je ne fais rien, du moins j’essaie. Je ne fais rien mais je ne dors pas. Je suis assise sur une chaise et je regarde par la fenêtre. Les branches de l’arbre bougent un peu. Il y a du vent. Je ne sais pas s’il vient du nord ou du sud. Il faudrait que je me renseigne, mais pas maintenant, puisque je ne fais rien. Une étoile, deux, trois, quatre, je ne vais pas passer la nuit à compter les étoiles. La lune est invisible mais c’est peut-être parce que cette fenêtre ne me donne à voir qu’un pan de ciel limité. C’est une nuit assez claire, pas tout à fait de pleine lune mais presque, à moins que la lumière vienne d’ailleurs, d’un lampadaire peut-être. De temps en temps, les phares d’une voiture viennent éclairer la chambre. C’est tout. Il ne se passe rien d’autre. Une mouche vole. Je ne la chasserai pas. Il y a une toile d’araignée au coin de la fenêtre. Je ne la détruirai pas non plus. Voilà combien de temps que je ne fais rien ? Regarder l’heure, ce serait déjà faire quelque chose.
à ce stade de la nuit, j’ai ouvert un livre, son livre. Je feuillette, regarde les photos, cherche celles avec la voiture rouge puis celles avec la guitare puis celles avec la piscine et je lis ce qu’il écrit à partir de ces photos. Il s’y épanche peu sur ses sentiments, ne se confie pas à sa lectrice, s’en sort souvent par une pirouette. Je ris tout haut de temps en temps mais je me retiens, de peur de réveiller les filles. J’ouvre l’autre livre, son autre livre. Je lis : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Ce n’est pas lui qui a écrit ça. Je ne sais pas de qui c’est. Au-dessus, il est écrit Rue Lepic. Il s’est arrêté au 56, comme moi, mais c’était fermé, comme moi. Je referme le livre. Je réouvre l’autre livre, son autre livre, à la recherche de preuves, mais je n’en trouve pas.
à ce stade de la nuit, les oiseaux commencent à gazouiller. Ce n’est bientôt plus la nuit. La petite est venue se blottir dans mes bras. Elle occupe les trois quarts du lit. Les autres vont bientôt se réveiller mais pour l’instant j’écoute. Au début, c’est isolé et c’est lointain, un rythme lancinant, des croches, puis, plus près, la réponse, sur le même rythme, mais voilà qu’apparaît un autre chant, plus aigu, plus lent, des noires, puis encore un autre, ternaire, puis ça devient impossible d’isoler le moindre individu. C’est comme un orchestre, en mieux. La petite joue aussi sa partition. Elle souffle, grogne, sourit en dormant. Surtout ne pas la réveiller.
Verso
J’avais le choix entre une comédie dont tout le monde disait qu’elle était touchante, une histoire avec des handicapés qui prennent un bus, très drôle mais très humaine, un petit truc en plus, une morale exemplaire, pas prise de tête, sortez les mouchoirs parce que vous allez certes rire mais aussi pleurer mais pas de rage, d’émotion, bref j’avais le choix entre un moment plein de sens, de profondeur, de gentillesse, et Mad Max. Nous étions tous attablés. Ils mangeaient des pizzas, moi des gnocchis, puis soudain il a fallu se lever très vite pour ne pas arriver en retard et ne pas se tromper de salle. Nous sommes trois à avoir choisi ce que les autres appellent le bizarre. Les deux autres ont déjà vu les épisodes précédents, qui chronologiquement sont les suivants, m’expliquent-ils. Je m’installe et pendant deux heures un incessant bruit de moteur emplit les lieux. Ça ronronne en permanence. L’image ? Un désert, des camions, des machines volantes, un type baraqué sur une sorte de char romain, une forteresse. Pause : les oreilles respirent. Puis c’est reparti. Impression de vivre au milieu d’une autoroute. Je sors, sonné. Les autres nous attendent, émus.