#rectoverso #02 / Souffles de femmes

Recto

à ce stade de la nuit je réalise que je n’ai aucune photo de lui et je sens mon coeur se trouer. Je regarde ce coussin affaissé sur lequel il s’allongeait toujours pour regarder les cimes de l’arbre du parc en face et j’y devine l’ombre de sa silhouette. Entre la table basse jamais débarrassée et la lampe blafarde, avec la fumée grise du cendrier au sol. Je m’installe avec maladresse sur le coussin, entre les cartons mal fermés du déménagement, et je prends la pose. Sa pose. Ma respiration entre dans la sienne. 

à ce stade de la nuit l’horloge étire le temps. Il ne rentrera pas. Il faut que je puisse sortir sans que personne ne me remarque. Je prends une bouteille de lait dans le frigidaire et je la fais négligemment dépasser de mon sac. Personne ne soupçonne jamais une femme qui sort acheter du lait la nuit.

à ce stade de la nuit l’atmosphère est parfaite pour tirer le tarot. Les cartes sont posées sur le tapis oriental, le verre de vin s’y reflète. Elles attendent. Et moi j’attends. Est-ce que quelque chose m’attend encore ? Si je retourne la carte et qu’elle est vide ? Ne serait-ce pas pire que la Mort ?

à ce stade de la nuit je m’habille pour sortir mais je réalise que je suis déjà sur le palier. Le lait dans mon sac est tiède. Je crois qu’il y a un homme dans l’appartement. 

à ce stade de la nuit on devrait dormir depuis longtemps. Dans le salon, on entend les battements de la comtoise. Elle va bientôt sonner trois heures, elle prend son souffle pour sonner trois heures. Les pieds froids sous la couverture, je lui chuchote “hey… tu dors ?… tu dors ?” et ça nous fait pouffer de rire. Tout doucement.

à ce stade de la nuit, j’ai les cuisses collantes de sang et aucun lieu où aller acheter des protections. Mon corps a toujours le besoin de me rappeler que je suis femme. Sur la cuvette froide des toilettes, je glisse mes doigts entre mes cuisses et je les remonte, gluant, jusqu’à mes joues. J’y trace deux traits. Guerrière. Sorcière. Sous la buée du miroir, mon reflet ressemble à une femme que je ne suis pas encore. 

à ce stade de la nuit quelqu’un frappe à la porte. Maman n’est pas là, je ne sais pas si j’ai le droit d’ouvrir. Je n’attends personne. Maman n’attend personne. Je mets la tête sous la couverture. Ça frappe de nouveau. Je demande qui est là mais ma voix reste coincée dans le couloir. Ça frappe une troisième fois. Comme dans les contes. Derrière la porte, il y a un homme qui parle une langue que je ne comprends pas. Ça a l’air de le surprendre, bien plus que de ne pas trouver maman. 

à ce stade de la nuit, en ouvrant un livre pour m’aider à dormir, j’y trouve une note cornée. Juste une phrase. C’est mon écriture. Mon écriture d’enfant. Je regarde la porte comme si j’allais me voir entrer. 

à ce stade de la nuit je fouille les vieux coffres du grenier. L’ampoule éclaire mal et le reste de la maison dort. Les maisons révèlent toujours leurs secrets la nuit. Dans les formes qu’on devine dans le silence. Il y a des vieux papiers dont l’encre s’est effacée. Et une photo, mal prise, d’une femme affalée dans un vieux coussin, dans un salon tout en carton. Elle regarde l’appareil et je ne comprends pas comment ma fille peut déjà être plus âgée que moi.

Verso

Je suis sortie, dans ma robe en satin orange, celle qui fait tourner les têtes, les cheveux relevés et je crois que j’ai mis trop d’eau de jasmin parce que je n’ai plus d’odorat à cause de mes allergies et quand je suis arrivée au café j’ai vu qu’il n’était pas là et j’ai compris qu’il ne viendrait pas. Alors pour ne pas avoir à faire demi-tour devant les hommes qui me regardaient, je suis entrée dans le cinéma et j’ai pris un billet au hasard. On aurait dit un tableau à qui le diable avait insufflé la vie. L’histoire d’une femme polonaise dont la beauté rend fou tout un village. J’ai décidé de ne pas lire les sous-titres et de ne rien comprendre d’autre que les chairs à l’écran. En sortant du cinéma il m’a appelé mais ça ne m’intéressait plus. Nous souffrons trop.

A propos de Léa Yasmine Djenadi

Psychologue. Métisse. J'aime aussi lire dans des langues que je ne parle pas. En création d'une newsletter... (comme tout le monde, non ?)

Une réponse à “#rectoverso #02 / Souffles de femmes”

  1. j’ai beaucoup aimé la puissance des images et des sens derrière l’absence, sensation d’avoir été plongée dans plein d’époques à la fois:)