#rectoverso #02 | Une vie en un moment volé

Recto | Des nuances de gris

1 – à ce stade de la nuit, devant une tasse de café, accoudé au bar de la cuisine, je fouille dans mes idées. Le café est trop chaud. J’ai envie de raconter une vie sur grand écran. Il y a longtemps que je rêve d’un biopic. Je souffle en visant la surface liquide noirâtre pour la refroidir. Je n’ai jamais essayé. Ce serait une première et j’ai besoin de respirer, sortir de ma routine. Le tic-tac de la pendule évite le silence. Je bois une gorgée. Je me convainc. C’est le moment. Le choix du personnage célèbre ne serait pas un problème. Je sais de qui j’ai envie de raconter la vie.
M. est passée aujourd’hui. En coup de vent comme d’habitude. Elle s’est servie un café qu’elle a réchauffé au micro-ondes. Toujours aussi dégueulasse, a-t-elle souri. Elle a laissé le Malinois chez sa mère. Elle part dans le Midi. J’ai besoin de m’aérer, tu comprends. J’étouffe. Elle ne supporte pas de rester longtemps au même endroit. Toujours en mouvement. Elle est comme ça. Je lui avais donné mon cœur mais elle voulait mon âme. Toute mon âme. Ça n’a pas marché. Elle m’a juste fait perdre un peu de mon temps. Pas grave. Je ne lui en veux pas. Nous sommes restés amis.

2 – à ce stade de la nuit, dans la lumière tamisée du bureau, je tourne les pages du cahier d’écolier où je note ce qui me traverse. Des choses vues. Des situations. Je me dis que ça peut toujours servir. La ville aujourd’hui m’a paru triste. Personne dans les rues. Des rideaux de magasins baissés. On aurait dit un jour sans. Sans vie. Sans âme.
M. a téléphoné. Je lui ai parlé de mon projet. Elle a dit génial puis elle a raccroché. C’était quand même gentil de sa part. Je me souviens de notre première rencontre. Une tempête de neige se déchaînait. Nous étions dans le Nord. Elle avait revêtu un manteau noir. Ses longs cheveux emportés par le vent lui donnaient un air de mystère. J’ai su alors qu’on ne comprend que les gens qu’on aime.

3 – à ce stade de la nuit, je suis devant mon ordinateur. Je travaille. Je présenterai bientôt suffisamment de pages à mes producteurs pour les rassurer. Le scénario avance. Je vois les choses se dessiner. Il y a des rues encombrées de passants, des vendeurs de hot dogs, des joueurs d’échecs assis sur des chaises bancales, l’échiquier posé sur leurs genoux. Il m’est arrivé de disputer des parties avec des types dans ce genre. Mal rasés. Les cheveux en bataille. Il fallait glisser un billet de banque sous le plateau. Si tu gagnais, tu n’avais rien perdu. Si tu perdais, le billet filait dans la poche du vainqueur. C’était la règle. Mais un jour, l’un d’eux, un barbu ténébreux sympathique, me dit en tapant sur mon épaule tu sais garçon, quand on n’a rien, on n’a rien à perdre.
A cette époque, M. aimait se perdre dans les rues. Par n’importe quel temps, elle sortait. Je devais la suivre dans ses errances. Nous croisions des politiciens ivres, des joueurs d’orgue de barbarie et des mères éplorées. Elle riait devant le spectacle de ce vaste cirque ambulant. Elle prenait du plaisir à tirer les cartes et tourner les roues de fortune.

4 – à ce stade de la nuit, il serait plus raisonnable que j’aille dormir. Je n’arrive plus à rien. Je bloque. Des bruits étranges sifflent à mes oreilles dont je ne parviens pas à capter l’origine. D’où me parlent ces voix ? Que me veulent-elles ? Je doute de tout. Et surtout de mon projet. Que suis-je en train d’écrire ? Pourquoi ? C’est mauvais. Je suis à deux doigts de tout jeter à la corbeille.
De ces moments, j’en ai connus et de pires encore. M., sans le savoir, m’a parfois été d’un grand secours. Quand quelque chose n’allait pas, elle avait cette faculté incroyable de regarder ailleurs. Le meilleur est toujours à venir, disait-elle. Et si les chiens sont libres de courir, pourquoi pas nous ? Je n’ai jamais trop su quoi faire avec ça.

5 – à ce stade de la nuit, tandis que j’étais en train d’écrire une scène que, dans mon plan, j’avais cochée comme capitale, j’ai laissé défiler sous mes yeux les images d’un long voyage que j’avais entrepris, seul, avec l’idée d’emmagasiner de la matière vivante susceptible de nourrir mon travail. C’est ainsi que je conçois l’écriture. Noter, d’abord, ce qui du monde me traverse. Puis assister à ce spectacle inouï qui consiste à voir apparaître, monter, prendre forme sous la plume des nuances de gris, comme lorsque je procédais au tirage papier de mes photographies dans le laboratoire argentique du lycée. Quand j’écris, je passe ma langue au révélateur de l’instant.
Lorsque M. et moi avons compris que nous étions parvenus au bout de notre chemin, il n’y a pas eu de cris ni de pleurs. Nous avons rompu en silence. N’avions-nous pas essayé de nous aimer ? N’avions-nous pas tenté de faire attention l’un à l’autre ? N’avions-nous pas dormi ensemble ? Certaines personnes sont inoubliables. Je sais qu’M. est de celles-là et qu’elle restera toujours dans mon souvenir, même quand les fleurs faneront, que ma conscience aura explosé et que je me retirerai dans l’ombre.

6 – à ce stade de la nuit, j’ai décidé de poser le stylo et d’en rester là. Si je vais trop loin, pensais-je, je vais gâter ce que j’ai réussi à dire jusqu’ici. Au début, ça n’allait pas. Je partais dans tous les sens. Je ne m’étais pas fixé de limite. Puis je me suis concentré sur les premières années de la vie de mon personnage. Je ne parle pas de son enfance, non, mais des premières années de sa vie d’artiste, quand il était occupé à naître. Il fallait s’en tenir là, me dis-je, pour espérer s’approcher du vrai. Ce moment où il se peut que tout soit dit.
Je repense souvent à M. Ses longs cheveux soyeux dans le vent. Ses yeux d’un bleu si profond que je croyais en y plongeant toucher le fond des océans. Mais ce n’étaient que des images. Une féérie d’images certes, mais éphémères. Je ne savais pas que bientôt, il ne resterait de cette époque de ma vie que des fragments de sensations et des bribes de souvenirs. Quand M. m’a quitté, j’ai erré comme un vagabond. J’aurais frappé à toutes les portes, vêtu des hardes qu’elle avait abandonnées chez nous. Tout était cette fois réellement fini et dans le bleu de mes nuits, je ne savais plus si j’aurais la force de gratter une nouvelle allumette pour essayer à nouveau.

Verso | Une fiction

Depuis le temps que j’attendais. J’avais coché sur mon agenda la date de sa sortie officielle, un 21 janvier. Dès que j’ai vu paraître l’annonce des séances sur le site internet du cinéma, j’ai bondi pour prendre les places aux deux premières, en VF d’abord puis en VOST ensuite. J’aurais préféré l’inverse mais je n’ai pas eu le choix. Il fallait que je sois là. Parmi les premiers. Je savais, évidemment, que je ne serais pas le seul rongé par l’impatience. La communauté des fans, c’est sûr, serait au rendez-vous. Et le soir-même, nous échangerions nos impressions.
Au fil des ans, tournée après tournée, nous avions fini par nous reconnaître. Aujourd’hui, des visages reviennent. Nous nous croisons aux concerts. Systématiquement, nous nous massons contre les grilles qui protègent l’entrée des artistes avec le fol espoir de l’apercevoir alors que nous savons pertinemment qu’il empruntera un autre chemin pour rejoindre sa loge. Mais en attendant l’ouverture des portes, nous passons le temps. Nous bavardons. Nous évoquons des sets épiques dans des stades de province, assis sur des pelouses brûlées par le soleil, une autre fois sur l’esplanade bétonnée d’un square qui servait de décor à un festival de jazz. Des souvenirs à la pelle partagés avec Paul, Louise, François, Clothilde, Martine, qui encore ? Bernard, André peut-être, toutes et tous jamais revenus des années soixante, surtout Clothilde avec ses tresses de fillette et son chapeau de paille. Elle paraissait débarquer de l’île de Wight en se demandant ce qu’elle faisait là. Une belle personne, d’une profonde humanité.
Le jour J, ce 21 janvier donc, n’y tenant plus, j’ai quitté très tôt l’appartement. Fin de matinée. La rue était déserte. Le froid piquant. Le soleil timide. Ce n’était franchement pas ce qui m’occupait. Il aurait plu des cordes, c’eût été égal. J’ai rejoint l’arrêt de tramway d’un pas décidé. Ligne 2. Direction centre ville. Le cinéma est situé sur la vaste place qui fait la fierté naïve des autochtones. Ils s’y retrouvent pour boire un verre, faire du shopping, manifester contre la politique du gouvernement, aller au cinéma ou simplement la traverser pour se rendre ailleurs.
J’étais très en avance et plutôt que tourner en rond comme un animal en cage, je me suis rendu dans le magasin de disques d’occasion d’une rue adjacente, non pour acheter mais pour tuer le temps. Il y a de tout dans cette boutique aphrodisiaque : des 33 tours, des 45 tours, des DVD, des CD, des livres d’occasion, des revues périmées, une véritable caverne d’Ali Baba, le paradis des nostalgiques et des qui refusent de renoncer à leur passion à cause du fric qu’ils n’ont pas. L’heure a tourné au rythme des aiguilles de ma montre et enfin, je me suis avancé vers l’entrée du cinéma dont les portes venaient de s’ouvrir.
Il n’y avait pas foule à l’accueil. J’ai présenté mon billet dématérialisé au contrôleur en lui précisant que j’assisterais aussi à la séance suivante. Il a donc accepté – tout de même un peu surpris – de valider mon second ticket. Pour rejoindre la salle dédiée, j’ai dû emprunter un escalier puis me glisser dans un couloir étroit et sombre. C’était l’une des salles principales du complexe. Ambiance feutrée. Tentures et fauteuils rouges. Bien trop grande pour le nombre que nous serions. Une poignée. Je me suis installé au centre. Ni trop près pour ne pas être écrasé par l’écran. Ni trop loin de peur de perdre des détails.
Quand j’ai quitté le cinéma, la ville s’endormait. Il faisait sombre. J’avais besoin de respirer, de reprendre mes esprits, de mesurer ce que le film venait de déplacer en moi, comme un bolide qui vous heurte et dévie votre trajectoire. Je me voyais dans la peau d’un quidam qui, ayant perdu son nom, sent bien que quelque chose bouge autour de lui mais ignore de quoi il s’agit. Dans ma déroute, je me suis assis à une terrasse, sous une lampe chauffante, et j’ai commandé un verre de vin histoire de calmer le jeu. J’ai revu la silhouette de M., ses cheveux au vent, ses yeux profonds comme l’océan, son long manteau noir la protégeant des frimas. Et je me suis interrogé : cette image appartenait-elle réellement au passé ? Ou n’était-elle qu’une vision ? Un rêve ? Une fiction ? Et moi-même, avais-je réellement existé ?

NB – Dans ces textes, figurent des mots empruntés aux poèmes et chansons de Bob Dylan.

A propos de Serge Bonnery

Autodidacte, passionné de littérature en général et de poésie en particulier. J’ai publié trois récits (éditions de l’Amourier et éditions Le Temps qu’il Fait) ainsi que des textes dans des ouvrages collectifs et des revues. Je réalise parfois des livres d’artistes dans la compagnie de peintres et de photographes. Je pratique pour l’essentiel l’écriture de fragments. Ma participation aux ateliers de François Bon revêt un double enjeu : développer et améliorer mon écriture du fragment ; faire de l’écriture une pratique quotidienne. Mon blog : https://sergebonnery.com

11 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | Une vie en un moment volé”

  1. Merci, c’est très réussi. Où se cache la fiction ? Comme pour Dylan, on se plaît à se perdre dans le labyrinthe d’une vie sans cesse ré-imaginée. Il m’a semblé reconnaître la ville qui abrite le cinéma, celle où je travaille, mais là aussi, les pistes sont peut-être trompeuses…

    • Où se cache la fiction ? C’est en effet la question que pose le texte. Je n’y avais pas franchement pensé en écrivant. Merci donc de l’avoir décelé et formulé de manière aussi claire. Pour la ville, bien vu !!!

  2. la brûlure des méandres d’une histoire personnelle transparaît dans les 6 variations, et peu importe le « je » finalement
    au passage j’ai retenu : « je passe ma langue au révélateur de l’instant. » (une belle formulation et d’ailleurs… comment faire autrement ?)
    au verso, la prégnance d’une séparation qui a déjà pris la place bien avant la projection du film, comme une fine aiguille qui traverse la peau…
    merci Serge

    • Rien à ajouter à votre lecture, je note simplement « peu importe le je », c’est très juste dans la mesure où il est fiction et se construit comme tel dans l’écriture. Ce qui, ici, est le cas. Merci à vous !

  3. Beaucoup aimé ce flot de fragments très rythmés et cet enchevêtrement d’histoires

  4. Merci Serge pour ce texte avec une histoire au creux d’une autre histoire, et où finalement j’ai la sensation que le biopic est la secondaire et celle avec M. la principale, avec la chute du verso qui renvoie lecteur, auteur, personnages, genre du biopic, dans les cordes de la fiction. Ca m’évoque la chute du roman de Delphine de Vigan, « D’après une histoire vraie ». Ou ce bout de « La Tempête » de Shakespeare : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »