Recto | La ronde du temps
séquence 1
1 – il y a dans la vitrine un piano à queue et les grands yeux bruns de l’ours en peluche qui penche sa tête en me regardant
2 – il y a le long de l’avenue un défilé de palmiers droits dans leurs bottes et sur leur tête verte un cimier dans le vent
3 – il y a toujours à la même place près de l’arrêt de bus le clochard qui compte ses pièces jaunes dans le creux d’une main miséreuse
4 – il y a la terrasse du PMU et sur un guéridon une tasse de café noir abandonnée à sa mélancolie
5 – il y a la dame âgée avec sa canne blanche guidée par son chien qui tire sur sa laisse en grognant
6 – il y a devant les grilles du crédit municipal des gens pâles et silencieux tête baissée ils comptent les pavés en croyant se cacher des passants
7 – il y a chemises ouvertes trois hommes assis sur des chaises rouges fumant leur cigarette en jactant
8 – il y a coiffé de sa toque blanche le chef en train de punaiser le menu du jour sur la porte de son estaminet
9 – il y a les amoureux qui sur le quai se quittent en pleurant tandis que la nuit tombe dans la lumière pourpre des adieux
10 – il y a sur la façade baroque et sable de la gare SNCF la pendule qui renonce à donner l’heure au grand dam du temps
séquence 2
1 – il y a par-dessus les toits un avion ni bleu ni pâle qui prend son envol dans un vacarme assourdissant
2 – il y a dissimulé dans l’olivier le merle noir qui appelle et rend à l’aube le mystère de sa splendeur
3 – il y a dans les tiroirs de la commode des vies en noir et blanc dentelées d’oubli et de souvenirs
4 – il y a parmi les hautes herbes une sculpture en ronde bosse représentant une femme allongée attendant d’être délivrée des geôles grises de l’indifférence
5 – il y a l’ancienne devanture du magasin fermée par des plaques d’aggloméré et cette exclamation « ça va ! » gravée sur un fond jaunâtre et pourrissant
6 – il y a trônant dans le chœur de l’église la vierge en majesté habillée de soie noire et tenant dans ses bras sa réputation miraculeuse
7 – il y a sur son piédestal au centre de la place Neptune échevelé régnant sur les eaux vertes de la fontaine et son bassin, paradis des enfants en été
8 – il y a dans tes yeux un bleu de jadis et les dentelles de notre amour
9 – il y a leur nom au pinceau blanc et leur visage flou sur des lambeaux de marbre et les lichens sont leur linceul
10 – il y a opulentes et fières toisant les plis de la rivière cinquante-deux tours se donnant la main pour danser la ronde du temps
Verso | Oui, je suis toi
Oui, je suis le réel. Les vitrines, les pianos, les avenues, les palmiers, le vent, les bus, les avions, les terrasses, les guéridons, les grilles, les pavés, les chaises, le tabac, les cannes blanches, les chiens, les punaises, les portes des estaminets, les pendules, les valises, la nuit : tout cela m’appartient. Le monde est moi.
Oui, je te vois. Je sais où tu te caches. Je connais ton dessein. Tu veux me libérer de mes chaînes, dis-tu. Quelle prétention ! Mais au fond, tu n’en as que faire. Tu ne penses qu’à toi. Tout est prétexte pour te servir. Tu es l’usurpatrice de mes jours. Tu voles mes instants. Tu les détournes. Devant le vrai tu te dérobes. N’as-tu donc point de cœur ?
Oui, je suis la fiction. Mon horizon est ton ailleurs. Le bleu, le pâle, l’aube, l’oubli, les souvenirs, l’indifférence, les miracles, les paradis, le jadis et la ronde du temps : tout cela est mon lot. Je ne te vole rien. Avec tes éléments je compose des mondes, j’écris les noms que tu effaces, je résiste à la rouille. Je suis l’été, la lumière et la vie.
Oui, moi aussi je te vois. Je ne te quitte pas des yeux. Je te suis pas à pas. Je veille sur toi. Je suis ton ombre et tu n’es rien sans moi qu’un linceul de lichens sur des lambeaux de marbre. Je t’en conjure, aime-moi. Ne sommes-nous pas d’un même sang ? Ne suis-je pas l’autre versant de toi ?
J’aime ces Oui . Beaucoup
Pour ne rien vous cacher, je suis bien moins enthousiaste ! Il y a sûrement mieux à faire autour de cette idée mais j’étais à la peine ces jours-ci et il fallait avancer malgré tout. C’est cela l’atelier : la contrainte du rythme, très stimulante. Peut-être me remettrai-je à la table pour proposer une autre version ? En attendant, merci merci merci pour votre indulgence.
deux fois dix élans pour deux explorations
deux fois dix quantités de mots pour dire (peut-être) ce qui manque ou ce qui manquerai si ça n’existait pas
j’ai retenu en particulier : « il y a dans tes yeux un bleu de jadis » qui pourrait tous les résumer
et comme un écho dans la séquence des oui avec « je veille sur toi. Je suis ton ombre. » et il y a comme un déchirement qui nous atteint en la toute fin…
contente de vous découvrir, Serge… et merci pour vos visites
Merci pour ces textes Serge qui explorent à nouveau le dialogue réel / fiction. Je dis oui à la séquence 1 surtout, j’aime cet inventaire de lieux et de portraits, très visuel, petit fragment de monde habité qui advient là devant nous. La séquence 2 est plus nostalgique me semble-t-il. Plus lyrique aussi.