recto/verso
La lourde porte en fer forgé. Ses gonds grinçaient. Ils ont toujours grincé. Pour l’ouvrir, il fallait s’aider du genou gauche appuyé sur le montant situé juste au dessous de la serrure puis pousser fortement et dans un même mouvement tourner la clé. Une clé ordinaire, de petite taille, qui se serait facilement perdue au fond d’une poche. Dans l’entrée, à main gauche, une commode bancale dont les tiroirs résistaient à l’ouverture. A main droite, un porte-manteau doté d’un miroir. Nouvelle porte mais en verre dépoli cette fois. Le salon. En réalité, un ancien hall ouvrant sur les pièces de l’étage mais dont la destination changea radicalement avec l’arrivée de la télévision qui trônait sur son meuble, princière et susceptible s’il nous venait l’idée de la bouder, ce qui arrivait certains soirs quand, à la fraîche, nous sortions les fauteuils d’osier et bavardions sous le tilleul du jardin de devant. Deux fauteuils club. Chics. D’autres, plus frustes. La télévision, donc. Une Continental Edison. Le piano, un Gaveau des années 50. La salle à manger de style empire dans sa dominante bleue. Tapisserie, chaises. La desserte. Le buffet et ses services. Verres en crystal. Assiettes en porcelaine de Limoges. La cheminée de marbre et sa pendule qui refusait obstinément de marquer le temps. La salle à manger dite « petite ». Nous l’appelions ainsi. Pièce aveugle. Style rustique. Table et chaises taillées dans un bois massif. Buffet imposant. Posée dessus, la photographie de l’aviateur dans sa veste de cuir, tout sourire au pied de son Bloch. La cuisine et sa vaste baie vitrée y ouvrant sur le jardin de derrière. Lumineuse. Claire. Table et buffet en formica. Hotte aspirante. Poste radio Ducretet-Thomson. Réfrigérateur de la marque Frigeavia sorti des ateliers de Sud Aviation. Sur sa façade d’un blanc immaculé, la silhouette du Concorde, emblème de la marque dans ces années-là.
As-tu déjà fait le tour ?
Non, non, non… Retour vers le salon télé (ou ancien hall). Là débute l’ascension vers l’étage des chambres par le grand escalier. Un escalier tournant taillé dans le marbre. Sa rampe en fer forgé. Ses marches balancées. Eclairé par deux vitraux longilignes distillant une lumière ouatée. Tout en haut à nouveau un hall qui jouait cette fois véritablement son rôle de hall d’où l’on accédait aux quatre chambres et à la salle de bains. Aux murs, des reproductions de Chardin, Watteau, Fragonard. Une coiffeuse. Un tapis. Les chambres de l’enfant et de ses parents donnaient sur une terrasse d’où l’on pouvait entendre, la nuit, sonner les heures au clocher.
Mais encore ?
Pardon ?
N’as-tu rien oublié ?
Je ne vois pas.
Cherche. Fouille en moi.
C’est délicat.
N’aie pas peur. Je suis sûre que tu vas trouver quelque chose.
Comment peux-tu être si certaine ?
Je suis ta mémoire ! Fouille, te dis-je.
Je n’ose pas.
Imagine que je suis un tiroir, une boîte à chaussures, une vieille valise poussiéreuse au fond du grenier. Allez, ne sois pas ridicule. Ouvre !
D’accord. J’y vais.
Où ?
Au jardin.
Enfin, nous y voilà…
Tout au cordeau. Les plans alignés comme de bons soldats. En rangs serrés, pour ainsi dire en ordre de bataille, tomates, haricots verts, pois, oignons, aubergines, salades (laitues, romaines, frisées). Les semis, à l’isolement, dans un espace réservé. Radis. Carottes. Recouverts de toile plastique pour repousser les attaques ennemies. Le carré de persil. Passons sur les pavots, iris, tournesols, disséminés ici et là en guise d’ornement pour donner à ce lieu une touche de paradis.
Nous y venions tous les matins. Je l’accompagnais. Je mimais chacun de ses gestes. La pelle-bêche, la fourche, le râteau n’avaient plus de secrets pour moi. Dans mon panier, je recueillais la récolte du jour. C’était comme si le ciel m’avait enveloppé dans son bleu de flanelle. Le temps était suspendu et nous n’avions plus d’âge.
…j’aime ces phrases courtes, ciselées au cordeau. On passe d’une pièce à l’autre, d’un meuble à l’autre, d’un pied de tomate à un carré de persil au pas de course comme une mémoire qui accélère…pour aller où? la suite ?
Merci pour ce texte Serge avec un recto / verso INTERIEUR / EXTERIEUR grâce à la voix de la mémoire. Et ces lieux-personnages avec en arrière-plan ces silhouettes dont on devine qu’il en faut peu pour qu’elles surgissent au premier plan.