Des piles, des rayons, des livres éparpillés. Titres, en vrac : Odyssée, Les racines du ciel, Poésies, Actuelles III, Le Rivage des Syrtes, Le Misanthrope, La guitare pour les nuls, Rhinocéros, Impressions parisiennes, La quête de l’épée. La couverture s’est détachée, édition José Corti, 1950 et des poussières. Marque-pages partout : Albert Le Grand, printemps de poètes, ma tronche au crane lisse, cet immeuble viennois très coloré (oublié le nom de l’artiste), une noiraude aux seins nus dans l’intégrale San-Antonio. Des choses écrites à la main : le nom de ma maman, une date, 1968, elle avait 14 ans, offert par ses amis de l’hôpital orthopédique (c’est dans l’Odyssée, que je me suis enfin décidé à lire) ; pour toi (prénom qu’il faudrait aller revoir), qui devient une jeune fille si je ne sais quoi (c’est dans la Pléiade Camus) ; dédicace de Jean-Philippe Toussaint, dans Fuir ou dans Faire l’amour, cette course-poursuite avec un cheval dans un aéroport japonais ; des annotations en pagaille autour des fenêtres de Mallarmé, proséminaire avec ce drôle de type tout de noir vêtu qui ne lâchait pas son parapluie de tout le cours ; dans Un amour de Swann d’autres annotations (pourquoi avait-il associé Proust et Mallarmé ?) ; dans Montaigne, un bref essai sur l’âge gribouillé jusqu’à l’indigestion. Et quoi encore du temps de tes études ? Les Pensées, Le mythe de Sisyphe, une comparaison entre Flaubert et Maupassant sur le temps des verbes ; Flaubert, c’était dans Un cœur simple. Et Maupassant, tu as tout oublié, je parie. Dans Coco, je crois, l’histoire terrible de ce cheval qui meurt de faim. Et encore ? Il y a eu pire, n’est-ce pas ? Des cours où tu n’as rien compris ? C’était à moitié en italien, mais je ne sais plus sur quoi ça portait ; et Les Illuminations, j’essayais, mais rien à faire, je passais à côté ; le même professeur : Les Contemplations, Un barbare en Asie, Les filles du feu, et Antonin Artaud aussi. Tu n’as pas eu qu’un professeur ? Les autres, ils comptent pour du beurre ? Le fou qui lisait les pieds en l’air, Les Chaises, Compère général soleil. Le vieux : Délie, objet de plus haute vertu, Les liaisons dangereuses, les tragédies de Voltaire. Et madame de : Apologie de Raymond de Sebonde et prononcer les textes du dix-septième comme à l’époque, l’avarice perd tout en voulant tout gagner, je veux pour en témoigner que celui dont la poule, à ce que dit la fable et aussi Etats en Empires du soleil ou de la lune, l’un des deux, le vrai Cyrano. Et après, c’est fini, tu as cessé de lire ? Jamais : Robbe-Grillet, Roland Barthes, puis marre de la mort de l’auteur, Le Clézio, Pennac, Malraux (L’Espoir lâché dans les toilettes, toujours gondolé, je n’y comprenais rien). Et c’est tout ? Tu n’as même pas rempli un rayon de bibliothèque. Non, après ça, j’ai lu et j’ai encore lu, je n’ai jamais arrêté, j’ai lu un roman russe chaque été, Les Frères Karamazov, La Guerre et la Paix, Le Maître et Marguerite, Vie et destin. Tu n’as quand même pas lu que des romans ? Non, j’ai lu de l’histoire, de la philosophie, même de l’économie, et j’ai lu de la sociologie, de l’anthropologie, de la linguistique, j’ai lu de tout, même des bandes dessinées et des dictionnaires. Tu as lu de tout, mais tu n’as pas tout lu, personne ne peut tout lire. J’ai une bibliothèque entière de livres que je m’apprête à lire. Des titres ? Autoroute, La fabrique du muscle, Quichotte, autoportrait chevaleresque, Bouvard et Pécuchet. Tu n’as pas lu Bouvard et Pécuchet ? Je le lirai, mais d’abord, je dois finir l’Odyssée. Et non, je n’ai pas lu L’Iliade. J’en ai marre des livres de guerre : Les Bienveillantes, Voyage au bout de la nuit, Le Feu, La mort du jeune aviateur anglais. Et bien sûr tout cela dans le fouillis le plus total, je parie… Penser/Classer, j’ai essayé, mais le fouillis, oui, sur mon bureau aussi : Vers les îles éparses, Baise ton prochain, Le dessin facile, 1717 janvier-mars 2024. Et tu n’as pas honte de glisser ici tes propres livres ? Non, aucune honte. Je n’ai jamais eu honte de lire. J’ai même lu Marc Lévi, un bouquin où à chaque page tu devines ce qui se passe à la prochaine et tu tombes juste à tous les coups, mais trêve de moqueries, il n’y aura pas de prochaine page à ce livre-ci.