Une épeire. Du grec epi, au-dessus et eiro, fil ou tissage. Avec des toiles classiques verticales, en spirale, avec rayonnement. L’araignée géante de Tintin dans l’Étoile mystérieuse. Ainsi peut être vue cette maison. Maison de famille où j’ai passé toutes mes vacances d’enfance, de jeunesse et dont la charge me revient désormais. Je suis prise dans sa toile depuis tant d’années qu’il est impossible de m’en désengluer. Des premiers jours après ma naissance en un mois de juillet chaud à aujourd’hui où les forces parfois me font défaut pour continuer à la faire vivre. Je la vois, comme Tintin, immensément grosse, comme dans une illusion d’optique, exigeant de moi des efforts que je ne suis pas toujours prête à faire.
Muet, le lien entre elle et moi, s’est tissé, abandonné, retissé. Et chaque année, aux premières belles journées de mai, la traditionnelle phrase se remet sur les lèvres : il faudrait monter à T. pour voir si la maison va bien. Non, si tout va bien dans la maison, mais si la maison va bien. On le sait que les maisons ont une âme. Elle, elle est personnifiée, elle a même une plaque sur le mur au-dessus de la porte d’entrée : Le passé présent. Et c’est dans doute là que les nœuds se nouent. Il y a trois générations avant moi qui ont oeuvré entre ces murs. Ce n’est plus tout à fait la même configuration bien sûr, des travaux ont eu lieu, d’agrandissement, d’embellissement, mais tant d’âmes ont hanté ce lieu qu’il semble qu’elles sont encore là à circuler entre les pièces. Elle est plantée là depuis tant d’années, avant 1877. De chaque occupant, depuis que l’ancêtre a fait graver son nom sur l’une des pierres de granit, près du toit, elle a demandé des soins. D’héritage en héritage, un fil de soie a circulé inscrivant en chaque tête : il ne faut pas me vendre, sauf si tu as faim. Certaine s’est saignée aux quatre veines, comme on disait alors, pour ne pas la vendre. Il y a des légendes familiales qui ont la vie dure. Ma grand-mère hérite de la moitié de cette maison par tirage au sort devant notaire ; l’autre moitié est pour son frère encore vivant, les autres étant morts à la guerre ou de maladie. Il n’est pas intéressé, étant parti de là depuis si longtemps. Mais il faut racheter sa part. Elle est presque veuve avec un fils de quatorze ans à élever. Mais elle fait face. Un voisin passant sur le chemin au moment des tractations lui assure qu’il rachètera le bien si elle n’y arrive pas. Son utopie à elle. Sa raison de vivre. Puis de celle de mon père. Il racontait cette histoire à mon frère et moi encore et encore pour que la toile d’emprise se resserre bien sur nos épaules. Et nous l’avons raconté aussi à nos propres enfants.
Elle a protégé mon enfance. Certes on n’est jamais allé au bord de la mer, mais on allait à la campagne et on arpentait les chemins comme je l’ai fait encore ce matin avant que la chaleur ne gagne, en me disant que les paysages qui m’environnent sont vraiment parmi les plus beaux et de quoi je pourrais bien me plaindre. Et les noms d’ici valent bien ceux d’ailleurs : Châpre, Drossanges, Châles, Boissières, Chaumont, Moutière, Verdier… Et les odeurs de foin coupé, ou de pétrichor n’ont rien à envier aux odeurs d’ailleurs. Et les chants des oiseaux sont bien plus beaux ici. La maison est partie prenante de ces lieux qui l’entourent.
Elle me hante, me réclame, me repousse. Elle exige. Elle est comme l’écriture. A vouloir cesser de prendre soin d’elle, on oublie de prendre soin de soi. Parfois maison tu exagères quand même : cette année tes rappels à l’ordre m’ont mise hors de moi : volet qui se détache en plein hiver et qui cogne sur la façade ( coup de téléphone de mon voisin pour prévenir), inondation du rez-de-chaussée après avoir rouvert l’eau au mois de mai et pensé que tout allait bien. Et bien non, la machine à laver a décidé de laisser couler de l’eau. ( coup de téléphone de mon voisin : il y a de l’eau qui sort sous ta porte et coule dehors…). On repousse l’eau par grandes pelletées, on éponge, on essore, on râle, on se dit que çà suffit. On veut mettre un peu de chauffage pour sécher, enlever l’humidité et la chaudière décide de tomber en panne… J’ai bien compris que tu me fais payer ma presque absence de l’an dernier…
Voilà pour me faire pardonner cette « presque » désertion, je passe quelques jours ici. Je te nettoie du sol au plafond, répare ce qui doit l’être, vide un vieux placard mural dont je jette trois sacs poubelle, arrache les mauvaises herbes comme les mauvais souvenirs tout autour, et j’aspire toutes les toiles de ces araignées qui, dès que j’ai le dos tourné recommencent à tisser leurs toiles comme pour me narguer. Je sais aussi toutes les autres tâches que je ne ferai pas cette fois-ci.
Sans un destinataire, il n’y a pas d’écriture écrit Emmanuel Hocquard dans Pise et il poursuit Ça peut être un homme, une femme, un banquier, la lune ou un crâne, une bande d’idiots, moi-même, peu importe, mais quelqu’un(e). Je suis la destinataire de cette maison, qui, soi-dit en passant m’a souvent permis d’écrire à son sujet et à celui de tous ceux qui la hantent encore. Je n’en ai pas fini avec elle. Non seulement je suis toujours prise dans sa toile, mais je me sens comme Arachné, condamnée à tisser la toile avec elle pour l’éternité. La maison, l’écriture, un lieu dont on ne se défait pas.
Je sais aussi que, lorsque je partirai d’ici dans quelques jours, une sorte de tristesse se déversera en moi, comme à chaque fois, et que le dernier regard que je lui jetterai, après l’au-revoir traditionnel en touchant une pierre, sera plein de reconnaissance.
(la chaleur ne gagne seulement qu’un moment…) (il faudra(it) y retourner – bonnes vacances !!)
Comme la tyrannie de cette maison se fait bien sentir. Oui, tu es sous son emprise pour toujours et tous ceux avant toi et certainement ceux après toi.
Il ne reste plus qu’à écrire sur elle, avec elle, en elle !
Émue par cette histoire de maison, charge et servitude , mais aussi richesse des souvenirs, et les liens qui attachent et enserrent…toile d’araignée…Merci Solange!