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#04 | Marianne Alphant, mémoire & interrogatoire
D’abord repartir du mot «emprise» , dès la 1ère ligne de la «IV de couv» du livre de Marianne Alphant, «Ces choses-là» (POL, 2013).
Qu’est-ce qui, en nous, fait «emprise» ? Zone compacte, opaque, accessible ou pas, territoire qu’on sait obscurément être présent et comme ayant à faire avec l’écriture.
Possiblement une maison, un événement, un lieu-dit ou une ville, une rue ou une route, un portail, des yeux, un personnage, une époque particulière, qui a été nôtre ou est bien antérieure. Dans cette proposition, on va chercher à la fois à reconnaître ce qui, pour chacune et chacun, est cette «emprise», donc présente indépendamment de notre vouloir, un «déjà là» qui en cela même fonde l’écriture, même fragilement, même à distance.
Pour Marianne Alphant (dont le récent et très beau L’atelier des poussières (POL, 2025) reprend la même démarche, c’est clair: l’emprise, en elle, c’est le XVIIIIe siècle. Ce n’est pas exclusif, ce n’est pas lubie ou «dada»: la même démarche, elle l’a aussi appliqué à Blaise Pascal, dont au coeur même du XVIIe siècle, avec un essai (Pascal, tombeau pour un ordre, POL, 2023) magistral, qui lui aussi se construit non par extériorité vis-à-vis d’un objet fixe et immobile, mais en tant que parcours même pour le rejoindre.
Dans Ces choses-là, Marianne Alphant par de ce presque rien qu’est le souvenir en nous de ce qui nous est extérieur (mais dont on n’a pas à justifier l’emprise, donc le lien personnel qui par l’intuition nous relie à ce thème (pour elle, donc, le XVIIIe siècle, mais en insistant sur le premier chemin à déterminer pour chacune et chacun: ce qui fait emprise, maison, ville, personne, époque, et nous contraint précisément à l’écriture parce que sinon inaccessible). Alphant dit: «Raconter le siècle? Difficile. Beaucoup de souvenirs et zéro plan.» Tout part de là: récit d’une enquête, mais avec si peu, si ténu, si disjoint ou fragmenté. Listes de noms. Bouts d’images. Restes de phrase, et qu’on ne cherche pas à réorganiser ni assembler, juste ramener là, à la surface du texte. Et c’est précisément ce geste de le ramener à la surface du texte qui deviendra le texte, en fera un livre.
Et c’est la partie «recto» : Marianne Alphant, dès le début de Ces choses-là, intitule ce processus «exercice de mémoire»: la collecte dispersée, ténue, de ces éléments, disparates, vagues, disjoints. Elle n’utilise l’expression «exercice de mémoire» qu’une seule fois, mais dans le 1er doc d’appui j’ai rassemblé quatre de ces séquence ou simples paragraphes qui en participent: «la première chose à observer», c’est un incipit qu’on peut reprendre à notre compte. Idem pour «apprendre à se lâcher, respirer, changer de rythme». Idem pour «je relis mes notes», ou «je feuilletais mes notes» même si ces «notes» n’existent pas préalablement, mais que convoquer une telle formule nous permet d’en faire naître et accumuler quelques-unes. «Se reporter au chéma», «chercher où se placer», «séparer ses propres souvenirs d’avec ces traces», «comme en moi une zone d’ombre, une étape négligée, un goût discontinu». Ou convoquer les documents et archives: « les tables de multiplication, les listes des départements […] les listes sont faites pour ne rien oublier, ce chantonnement monotone…». En ce sens, la méthodologie elle-même construit le texte: la force du livre, c’est comment on peut en extraire cette méthodologie qui en fait la surface des pages, et comment — dans le temps même de lire —, elle convoque sans même que nous ayons à la nommer cette «emprise» par quoi on s’intéressera à sa démarche, via Watteau, Rousseau ou les odeurs, les objets, les couleurs, les explorations et pèlerinages qu’on a soi-même accomplis.
Et c’est perceptible dans l’écriture même de Marianne Alphant: une écriture comme à distance de toute hiérarchie, de tout «ordre» (le mot en sous-titre de son Pascal), juste comme un flux, qui ne se permet en aucun cas de trier ou d’éliminer: «Encore. […] Les ruines, le vent, l’orage dans les buissons. La blancheur des statues renversées dans l’herbe, la lumière du linge étendu sur les balustrades. Encore. Lierre, chèvrefeuille, ronces, giroflées, saxifrages dans les interstices des bâtiments qui s’écroulent.» Cette astuce du «encore» ? Empruntez-la lui, elle nous l’accorde, puisqu’elle-même la conserve dans son livre !
Alors oui, dans ce livre de 280 pages (le très agréable petit format de chez POL), toute une évocation dans ces quarante premières pages.
Et c’est là que viendrait notre «verso». Non pas, aujourd’hui, comme deux textes distincts, mais comme l’entrelacement de deux démarches complémentaires.
Ce qu’interroge Marianne Alphant, c’est «l’Histoire» (elle maintient le H majuscule, nous ne nous y sentirons pas obligés). Et c’est comme malgré elle, qu’avançant, et dès la IV de couv (première chose qu’on lit, mais dernière qu’on écrit), elle apostrophe ce qui est l’enjeu de son livre. «Madame l’Histoire» se permet-elle d’écrire.
Et comme le livre est enquête et parcours, ces apostrophes sont d’abord dispersées, voilà un «coach» (pas beau mot), c’est l’apostrophe à soi-même («souviens-toi…»), et puis tout d’un coup c’est une phrase comme glissée, comme un écho dans le texte: «Va, disait l’Histoire».
Et, de ce moment, «l’Histoire» devient personnage, personnage agressif, inquisiteur, et c’est le deuxième doc joint: la suite de ces interpellations qui peuvent être aussi bien positives que presque commissaire de police (en pensant au cher Robert Pinget dans son Inquisitoire): «rectifiait-elle», «eh oui», «c’est du roman», «resserrez le champ», «où voulez-vous en venir»: si «madame l’Histoire» ne s’était pas mêlée de se rebeller contre l’enquêteuse narratrice, on aurait eu probablement un très beau chant poétique de 80 pages, mais pas ce forage intérieur de 280 pages… On explore le XVIIIe siècle ? Non. En convoquant comme voix, interjection, interrogatoire quasi policier, la résistance même de ce qui fait emprise, c’est dans le fond de ces dépôts à l’intérieur de soi-même qu’on va puiser de plus en plus loin les fragments de matière.
Pour résumer: d’abord, et même très secrètement, sans le rendre explicite si vous ne souhaitez pas que ce soit explicite, savoir ce qui, en vous-même, est emprise: pour moi cela pourrait être une porte jaune dans une maison à deux escaliers, mais justement, moi je propose les exercices et ne les fais pas ! Et puis déplier d’abord le recto, les premières pistes des «exercices de mémoire» (doc 1), puis, dès que ça diminue, que ça s’essouffle (penser au nombre 2666 chez Bolaño), alors ce qui est l’objet même de votre texte commence à s’en prendre à vous, et pas gentiment (un méchant «vous ne comprenez donc rien» ira plus loin qu’un simple «parlez m’en encore» doux et gentil !), et c’est ce «verso», l’entrelacement de l’interrogatoire, avec ses coupes, ses interruptions, ses reprises, qui permet au texte de s’amplifier, ce qu’il n’aurait pu sinon..
Et penser fiort à ce «madame l’Histoire», et par quoi vous remplacerez les guillemets !