#rectoverso #04 | n’importe quelle autre âme

RECTO

Ce qui est soudain, qu’on a attendu, mais qui surprend tout de même par sa force, son incongruité, la forme insoupçonnable de sa beauté, le lever du soleil, les petites heures, la ville vide, les oiseaux encore silencieux, être là l’instant d’avant qu’ils ne chantent. Dans La Création de Haydn, les anges qui témoignent de la création du monde, elle, du premier son du premier oiseau. Dans Le Ciel au-dessus de Berlin, la poignée de main que lui échange avec un homme qui l’appelle sans le voir. Le souvenir d’une valse dans un corps seul.

Le saut dans le vide, sans sol, sans le choc du sol, mais sans la durée, l’instant du saut, Chérubin par la fenêtre (une fois, il s’est envolé, une autre, il a sauté dans la fosse d’orchestre et toute la salle s’est levée d’un coup pour voir), l’instant de la bascule dans l’amour, vertigineuse — ou nauséeuse en l’absence du désir —. Plongeon de la vue chez le voisin d’en face, dans la simplicité du réveil, dans le plus simple appareil, ou demi-nu, ou habillé, mais seul, se croyant seul, le voir penser ou boire ou lire.

L’invisibilité, les manteaux et les capuchons qui ont le don de faire disparaître à la vue qui les porte. Par extension, tout ce qui cache, les cachettes les plus enfantines, derrière ses mains, sous une table, dans un coffre et leurs suites abominables : la moquerie du monde qui n’a pas disparu, la fausseté de l’ami et de la femme par-dessus la nappe, la mort par calcul ou par inadvertance et ce corps momifié, mythique que l’on devient, comme les babayagas enterrées en haut des arbres.

Les couteaux, les lames qui se rétractent, qui se replient, qui rentrent dans le manche, qui s’aiguisent, comme n’importe quelle autre âme.

Le grain de sable qui fait pencher la balance, le degré supplémentaire qui fait cuire, le mot juste, le regard qui change le paradigme.

VERSO

Pourquoi Cinq Séquences ? Est-ce que le chiffre cinq est une porte d’entrée dans ce qui fait… (comment dire sans froisser, sans extrapoler) ? Intérêt ? Sujet ? Recherche ?

Froisser est le geste même, mais matière, œuvre, seraient mieux à propos pour les Cinq Séquences. Le tissu, l’ouvrage, le matiérage du tissu reste au cœur de toutes mes installations. Les draps et les visages portent la trace des nuits, des corps, les draps sont là du début à la fin.

Du début de quoi ? À la fin de quoi ? De la vie ?

De la vie, oui, mais aussi de la Vie, pour nous autres, qui pouvons en conserver la trace et la mémoire. Les draps tissés, ouvrés comme les jours. L’ouvroir de qui tisse. Hommes et femmes confondus dans un même geste de travail. Simple, lent, répété. Dans l’horizon de ce geste tombe la verticalité apparente d’une histoire qu’on raconte.

Apparente ?

Oui, apparente, comme le coucher du soleil apparaît dans une verticalité, unique. Comme la rose qu’on respire tous les matins tant que dure l’été et une seule fois seulement. C’est une verticalité répétitive et vertigineuse sans point d’arrêt, sans sol où se fracasser et surtout d’une infime durée. Tout le contraire d’une chute libre dans un gouffre sans fond. Une petite morsure quotidienne.Un saut sans sol, sans durée, et certainement sans voix — abstrait au possible, comme sorti de la tête de Monsieur Teste, si je ne me trompe pas : c’est comme ces demi-marches, on va, on vient, on croit s’être habitué, on bute toujours dessus, disait Will qui toujours assiste et par là m’assiste dans mes… dispositifs.


Tu ne vas pas t’arrêter là ?

Ce que je fais est hautement addictif. J’essaie de garder la tête froide. Mais c’est hautement addictif. Je ne vais pas m’arrêter, ni là ni ailleurs. Pendant des années, je n’arrivais pas à en concevoir la possibilité… Lors d’un échange avec l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg, j’étais logée chez un couple d’étudiants russes, Tania et Vladimir. Ils étaient plus âgés et plus sages surtout que mes interlocuteurs. Ils m’ont demandé de but en blanc si j’étudiais la peinture pour en faire mon métier. Ils voulaient dire l’art en général. Je ne savais pas quoi leur répondre. J’avais 19 ans. Tout ce que je vivais était si intense que je ne savais rien de rien. J’éprouvais seulement. Je me laissais traverser par la vie. La plupart du temps, j’avais l’impression d’être la Salle des Pas Perdus.

Tu n’étais donc pas perdue ?

(Rires). Perdue non, pas pour la cause, mais complétement paumée, ça ne fait aucun doute. 19 ans… Mais Vlad m’a dit : Si tu peux t’arrêter deux ans, alors renonce. Fais autre chose. L’art est un métier de chien. Ils me parlaient en russe et je devais faire un effort pour bien comprendre. Un métier de chien, je traduis mal : un métier de bête. Il y avait une promesse de métamorphose ou au moins de seuil, de liminaire, de confins irrésistible là-dedans, mais j’y reviendrai… En tous cas, je me suis aperçu que depuis l’enfance, j’avais toujours pratiqué.

À présent, tu « conçois » la possibilité d’un arrêt ?

Oui, mais je n’en formule pas le souhait. Dans ma démarche actuelle, il n’y a pas vraiment d’arrêt possible, c’est chronique, et après Will, je peux préciser : Ces demi-marches, si je ne me trompe pas, sont également celles contre lesquelles on bute et chute un instant, tombant dans le sommeil et en émergeant immédiatement sous le coup de la peur…

Il ne s’agit que de cela, de demi-marches ?

Et d’un sursaut, d’un clignement d’yeux, oui… mais je compte sur la mémoire rétinienne. L’image est une prison mutuelle. On l’emprisonne et elle nous tient. Je parlais du coucher du soleil, mais le soleil ne se couche pas, c’est nous qui nous (en) retournons dans les draps. Il s’inscrit en flammes dans notre œil, nous le tenons, et pourtant chaque soir nous sommes au rendez-vous de cette bascule.

Qui est le spectateur des Cinq Séquences ? Ceux qui les traversent, qui en sont traversés ou bien celle qui les prévoit, les déroule, les agit ?

Mais les deux, mais chacun à son heure au spectacle et à la barre.

La barre du témoin ?

J’aime être là quand ça se passe. À l’instant où.

Quitte à la créer de toutes pièces ?

L’autre n’est pas une pièce. C’est un mystère. On peut provoquer le mystère à l’intérieur de l’autre. Je peux créer une provocation. Une pro-vocation. Un appel, une invite… Comme en latin voco/vocare. Comme en latin toujours de-siderar, cessé de contempler les étoiles, regarder l’ici-bas. Le sol, les draps.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

15 commentaires à propos de “#rectoverso #04 | n’importe quelle autre âme”

  1. L’absence de désir donne des ailes… Merci pour les cachettes les plus enfantines…

    • Figure-toi que je n’avais jamais fait le rapprochement étymologique. ?Mais oui, dé-sidérer, arrêter de regarder les étoiles, ça tient bien plus loin qu’une pirouette. Pour les cachettes les plus enfantines… je crois en fait que toutes les autres ne sont que variantes. Au plaisir de te lire à mon tour.

  2. Le grain de sable qui fait pencher la balance, le degré supplémentaire qui fait cuire, le mot juste, le regard qui change le paradigme… et ce voisin surpris dans sa solitude…
    Il me semble que voilà aussi tout un programme à ton image…

  3. J aime l instant silence, juste avant que les oiseaux ne chantent à nouveau et, celui de la bascule, non pas dans la fosse, mais dans leur grain de pépiement déjà alerte au petit matin.

  4. Ce saut sans sol, sans durée, et certainement sans voix – abstrait au possible, comme sorti de la tête de Monsieur Teste, si je ne me trompe pas : c’est comme ces demi-marches, on va, on vient, on croit s’être habitué, on bute toujours dessus.

    • Ces demi-marches, si je ne me trompe pas, sont également celles contre lesquelles on bute et chute un instant, tombant dans le sommeil et en émergeant immédiatement sous le coup de la peur…
      Cette consigne, je sens que je vais y passer plusieurs années. Je suis assez curieuse d’aller voir ce que tu dis de l’emprise. Je crois que nous écrivons depuis longtemps dans cet empire où nous vivons un exil immémorial dans un bonheur mêlé d’angoisse.
      (Merci pour le rappel : je n’ai pas lu Monsieur Teste. Pourquoi pas cet été ?)

  5. J’aime tout dans ce texte. Et l’enchaînement est génial…. Il n’y a pas d’arrêt possible c’est chronique …
    Merci

  6. je ne sais pas trop pourquoi (enfin si le type qui tombe sur le sol en incipit) je suis en train de lire « Bristol » (Jean Echenoz – drolatique pour le moment) et c’est comme si s’y posait ton éclairage… notamment (en ce qui me concerne premièrement – mais peut-être bien nous concerne toutes et tous – ici je veux dire – dans cet atelier et sur cette terre) le « tu ne vas pas t’arrêter là » – merci à toi

  7. l’invisibilité (l’enfant caché derrière sa main) Les lames qui se rétractent faire comme si la mort… Mais le saut, celui qui ne fait aucun bruit en se jetant de dos (comme Marguerite)
    Ah que j’ai aimé ces Ailes et la voix de Bruno : La voix
    Merci pour ton chemin de mots

    • J’ai oublié de te demander quelle Marguerite s’était jetée de dos…

  8. ..le coucher du soleil.. une morsure quotidienne…
    et cette  » verticalité »… qui nous transcende.
    merci pour ce plongeon dans l’introspection.

    • Elle tombe bien cette proposition, dans un travail en court où un catalogue d’exposition réclamait un entretien décalé. La proposition des relances, contrairement aux questions de l’interview, ramène aussi du côté de l’analyse. Le psychanalyste fait entendre un terme en le répétant, faire entendre à l’analysant sa propre parole…