#rectoverso #05 | ce qui manque

Avant, il ne nous manquait rien, si ce n’est à la fin le temps pour que ça continue.

Il y avait la rivière en miroir du ciel, les journées entières au bord de l’eau à guetter les formes sombres du monde d’en-dessous. Les vieux racontaient les légendes d’autrefois le soir, après le dîner, et on courait sur les chemins dans l’obscurité excités par la peur des fantômes. Un fois couchés, Rampono surgissait par la trappe du salon, toujours à la même heure, et on passait la nuit la tête sous le drap. La maison résistait aux élans de la modernité : pas d’eau courante, les toilettes dans un des chais du jardin à flanc de montagne ; on voyait les poules courir à travers le trou de la planche sur laquelle on s’asseyait. On allait chercher l’eau en bas du village, à la source même on se disait, comme si la neige fraîchement fondue arrivait directement dans la cruche. On plongeait dans l’eau glacée de la fontaine, on marchait pieds nus sur les graviers de la cascade, on restait immobiles sur l’estacade. On guettait les grenouilles. Suspendus à la branche d’un arbre, on inversait les lignes du décor : on marchait sur un tapis bleu, la tête dans les herbes jaunes de la fin août.

Après, le temps passe, déferle, tout semble manquer.

La rivière inquiète, le débit d’eau est bien moins important, il a trop peu neigé l’hiver, la terre a soif. Tout semble tranquille tant que l’eau coule à flot au robinet, qu’elle arrive directement par les canalisations, équipant cuisine et salle de bain. On traverse à gué le torrent en prenant garde de ne pas se faire éclabousser par la cascade ; la grenouille elle aussi est peureuse. On ne croit plus aux revenants, aux sorcières et au croquemitaine, on lit le soir sous la couette. Dans la chambre, sur le mur, en face du lit, le portrait de l’ancêtre cloué au mur en 1920, quelques mois après son décès, nous regarde fixement avec le même sourire tranquille. Un tapis épais recouvre la trappe du salon. Un jour, on ira voir quand même.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

Une réponse à “#rectoverso #05 | ce qui manque”

  1. « Après, le temps passe, déferle, tout semble manquer. » Dégonflement de tout un pays car on n’y ressent plus de peur… Merci pour ce texte très doux et pudique.