Juste devant moi, la silhouette d’un puits se dessine sous un clair de lune. Je suis enfant. Je vois se découper, dans le ciel étoilé, l’arche en fer forgé, la corde et le seau posé sur la margelle. Je m’avance. Le silence, pas même le chant d’un oiseau. Je distingue le vide à l’intérieur du puits, une tache noire. Je penche la tête, l’obscurité veut m’avaler. Surpris, je fais un pas en arrière. Je reviens lentement et sors un mouchoir blanc de ma poche. Je me tiens à la margelle d’une main et de l’autre, je lâche le carré de toile dans le puits. Je regarde, toujours accroché au bord du puits pour ne pas être emporté par le vide. Ne pas être emporté par mon regard qui suit la tache blanche, la voir s’enfoncer et disparaître. Mais le mouchoir blanc ne s’enfonce ni ne disparait. Il semble flotter au centre du puits, lumineux, se débattant pour ne pas tomber. Et moi, sans comprendre, je regarde cette tache blanche flotter. Alors je lâche prise, me laisse tomber dans le puits et deviens ce mouchoir. Je flotte sans tomber. Ou je tombe sans le savoir. Sans jamais m’arrêter.
Combien de temps ? Cinquante ? Près de cinquante-cinq ans plus tard, la nuit est moins sombre. Le vent siffle dans les branches du grand tilleul, mais le puits est identique, la même parure en fer forgé, la corde, le seau posé sur la margelle. L’enfant que je suis a moins peur. Le trou du puits est tout aussi noir, mais il ne m’effraie pas. Je penche la tête, je tente d’apercevoir le fond, mais je n’y vois rien d’autre que le noir. Je crie, l’écho me renvoie ma vieillesse à la face. Je n’ai plus peur. Je n’ai pas de mouchoir sur moi, je prends une pierre et la lance dans le puits. Elle disparait instantanément. Il n’y a pas de mouchoir blanc qui flotte, ni même de pierre. Je suis déçu.
La forêt dans laquelle je me trouve est peuplée de grands arbres. Je suis vieux, la barbe grise. Je suis grand aussi. Pas autant que les arbres bien sûr, mais de la hauteur de mes yeux, je suis capable de voir loin devant moi. Je vois ce qu’un enfant ne peut pas voir. Je marche dans la forêt entre les grands arbres. Je croise un petit garçon assis sur un tronc. Je lui demande s’il va bien. Il me répond que oui. Je continue en lui demandant s’il s’est perdu. « Tu t’es perdu ? » Ma voix est étonnamment grave, la voix d’un homme grand et vieux. Il me dit : « Non, je me repose ». Il me dit aussi qu’il marche depuis le matin et qu’il est un peu fatigué. Il dit qu’il rentre chez lui et qu’il est bientôt arrivé, qu’il a hâte d’arriver pour boire un chocolat chaud. Je lui dis d’accord. « D’accord ». Et je continue mon chemin. Je sors de la forêt, je marche maintenant dans le désert. Il ne fait pas chaud comme dans un vrai désert, mais je suis entouré de sable. Sur le bord du chemin, il y a plein de chaises de camping. Sur certaines d’entre elles, des gens sont assis. Il y a une vieille dame arabe emmitouflée dans un grand foulard noir avec des perles brillantes cousues. Il y a mon père aussi, qui attend l’autobus. Il y a le même enfant que j’ai rencontré dans la forêt. Je m’arrête devant lui, je lui demande s’il va bien.
Un peu moins. Une trentaine d’années plus tard, je marche dans la forêt. Je suis un enfant. Je suis moi, enfant. Je marche depuis longtemps et je suis fatigué, alors je m’arrête et je m’assois sur un tronc. Un autre moi arrive, un moi vieux, un moi de maintenant. Je ne suis pas spécialement grand, je ne porte pas de barbe grise, je suis moi. Je me demande si je vais bien et je réponds que oui, je vais bien. Je suis juste fatigué. L’instant d’après, je suis assis sur une chaise pliante dans un désert et l’autre moi vient une nouvelle fois à ma rencontre. Je sais ce qu’il va me demander et je sais ce que je vais lui répondre. Je suis toujours assis quand je me croise plus vieux.
Je suis assis devant une assemblée dans une grande salle. Je suis enfant et devant moi, je ne vois que des adultes qui attendent que je parle. Je suis bien habillé, j’ai cette chemise blanche que ma mère m’a achetée pour ma communion. Je me présente, je dis comment je m’appelle et que je suis le PDG du Cours élémentaire première année. Les gens devant moi ne rient pas, c’est très sérieux. Je rajoute que c’est la classe de Monsieur Vigier. Monsieur Vigier est assis au premier rang, il sourit. D’habitude, il n’est pas timide mais là, je parle de lui et il rougit. Je l’aime bien, Monsieur Vigier. Il y a aussi la directrice de l’école, Madame Chalumeau. Je ne l’aime pas, Madame Chalumeau, elle tire les cheveux des enfants qui sont punis. J’aperçois ma voisine aussi, celle qui fait de la peinture sur son balcon, et la boulangère. Avec son chat. Je ne sais ce qu’il fait là, son chat. Ce que je sais, par contre, c’est qu’il se met tout d’un coup à courir dans la grande salle. Il est poursuivi par mon chien. Je ne sais pas, non plus, ce qu’il fait là, mon chien. Il s’appelle Jon. Tout le monde regarde le chat de la boulangère et Jon se courir après dans la grande salle. Moi, sur l’estrade, je ne me rappelle plus ce que je voulais dire. Alors je regarde Jon poursuivre le chat.
Je ne sais pas combien de temps, des mois ou des années après. Le rêve se poursuit. Jon et le chat ont quitté la salle, je reprends mon discours. Je remercie tout le monde sans qui ce moment n’aurait pas été possible. En plus de Monsieur Vigier. Madame Chalumeau monte sur scène et me rejoint. Elle a les yeux qui brillent quand elle me remet le trophée. Je lui dis merci même si je ne le pense pas. Les gens applaudissent. Je ne sais pas pourquoi ils applaudissent, je ne sais pas pourquoi la directrice me remet ce trophée. Je dis merci une dernière fois, je prends mon trophée sous le bras et je quitte la salle. Dehors, Jon m’attend et je lui cours derrière.

Très chouette, fantastique, intrigant et drôle aussi par moments. Je n’avais jamais pensé que les rêves vieillissent, je les voyais seulement disparaître et être remplacés par d’autres. L’idée qu’ils vieillissent a quelque chose de poignant. Merci Jean-Luc.
D’années en années, tous ces moi qui se suivent, se répondent, rencontrent des lieux, des gens. Quelle étrangeté ce un puits avec ou sans mouchoir ! D’autres étrangetés qui me plaisent. Merci
Il y a plein de tendresse pour tous ces moi qui se croisent, se retrouvent, s’oublient. On en voudrait d’autres encore. Merci.
des moi qui sont toi ou peut-être pas, qui passent d’âge en âge dans un temps arrêté où toi tu marches… cela pourrait se poursuivre … à suivre? merci à toi
Poésie, merci Jean Luc, quel plaisir de te lire encore et toujours.
Merci Jean Luc , je pense que j ‘ai eu autant de plaisir à lire ce texte que tu as eu à l ‘écrire. On chemine en un espace-temps imaginaire, entre le passé et le présent, l ‘idée que les rêves vieillissent est vraiment singulière et on est invité à découvrir toutes les métamorphoses de ces rêves, ses situations, ses êtres (hommes ou animaux) qui l ‘habitent. Très fort .Bravo. (ça me fait bc penser à la littérature japonaise contemporaine)
Le puits et la forêt semblent immuables, rêverie, enfance et vieillesse aussi. Merci.
Ces entrelacs de rêves pour rêver encore : mouvement et immobilité boucles du temps . Merci