Il y a quelque chose comme vingt ans, j’étais ami avec Fanny et je lui rendais visite régulièrement. Je prenais la ligne 3 et descendais soit à République soit à Temple soit à Arts et Métiers. Quelque soit la station, son immeuble se trouvait sur le côté droit de la rue, coincé entre un salon de coiffure et un commerce de vêtements pour hommes. Je me rappelle du code pour y pénétrer : 76C30
Pas de plantes dans la vaste entrée de l’immeuble mais du bleu plein les yeux. Au sol, sur les murs au plafond et ce jusqu’au 5 ème et dernier étage. Ce monochrome rend l’esprit perplexe. L’ascenseur, incongru au vu de sa petitesse était coincé entre le local à poubelles et l’escalier. Il m’est arrivé en montant, d’y croiser l’imposante gardienne qui ressemble à une astuce d’airain. Peu de gens osaient lui parler. Son mari, tout léger par contraste, joufflu et souriant, semble un petit flocon d’avoine.
L’appartement de Fanny n’avait rien de remarquable sauf à vous dire qu’il était chaleureux que l’on s’y sentait bien et que l’on pensait que rien ne pouvait nous arriver de mal tant qu’on y demeurait. Il ne vous sera que sommairement décrit car l’important est ailleurs. Il comprend quatre pièces, une cuisine, une salle de bain. La première chambre est dotée d’une armoire à glace assez volumineuse, j’y dormais parfois. Un salon quasiment dépourvu de meubles, quelques plantes, des livres, une encre de Chine représentant un couple se recueillant devant un plat où git une carpe. Une deuxième chambre tapissée d’un papier-peint aux petites fleurs bleues genre liberty, un grand lit, une télé, beaucoup de photos d’enfants dans des cadres. Une troisième chambre avec murs et plafond peints en rose, un piano droit, un petit divan. Enfin, la cuisine petite mais fonctionnelle et la salle de bain, plutôt grande contenant un nombre impressionnant de minuscules flacons de parfum. Evidemment des toilettes dont la chasse d’eau en hauteur nécessitait une chaîne à tirer.
Comment était Fanny ? Mince, habillée souvent de larges pulls et de pantalons droits, une fine cordelette redoublait l’ovale de son visage. Un jour lointain, une timidité est entrée par sa bouche par ses yeux et n’en est pas ressortie. Elle coule dans ses veines. C’est pour cela qu’elle avait assisté sans rien dire à un événement qui a tout chamboulé. Une tartine de pain beurré devait être livrée dans l’immeuble et n’a pas été distribuée (voir la gardienne). Cet oubli a entraîné un tsunami d’enfer. La revanche des éléments assoiffés dans tout cet azur, ne s’est pas fait attendre. L’eau dans haut s’est mise à descendre vers l’immeuble et n’a plus voulu décamper. Puis le vent s’est levé d’un bond comme un furieux. Il a ramassé tout ce qui pouvait traîner par terre -à vrai dire pas grand chose- et ficelé bien fort toutes les personnes qu’il trouvait sur son chemin. Fanny en faisait partie. Tout l’appartement a été détruit. Totalement. Ne restait debout que le couloir, colonne vertébrale, il est vrai, qui distribue toutes les pièces. Il est toujours là, comme qui dirait magnifique, mais n’ouvrant que sur du vide. Cela s’est passé il y a plus de huit ans et la douleur maintenant est tout à fait molle. Oh elle est molle la douleur. Elle nous glisse entre les doigts.
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Entrée ; un couloir ; une moquette gris clair et des murs tapissés bleu ; des portes peintes en blanc ; sur tout le mur de gauche en entrant derrière portes coulissantes une vaste penderie vue à travers un rideau de coton crocheté ajouré bleu et noir pour les manteaux et autres habits de sortie ; devant soi une porte donnant dans une première chambre ; juste à droite de celle-ci et au-dessus du radiateur le portrait peint de la maîtresse de maison : couleurs dominantes rouge/blanc/noir ; puis porte fermée à deux battants ; derrière elle un salon/salle de cours ; en continuant une commode renflée dont les tiroirs contiennent du papier cadeaux des rubans des ficelles des pages arrachées de magazines ; une autre porte pour une deuxième chambre ; en tournant face à soi une autre porte celle de la cuisine ; encore en tournant la porte des toilettes : toilettes avec lave-mains essuie-mains quelques tableaux ; dans le prolongement une large fenêtre donnant sur cour avec rideaux crochetés ajourés blancs ; petit fauteuil d’enfant en osier devant ; puis lourd buffet contenant balles multicolores de diverses tailles, bâtons en bois, épais rubans de couleur sable et autres accessoires de travail ; sur le buffet, du courrier, une lampe, un plat en cuivre où sont posées des clefs ; plus loin sur le sol un porte-parapluie en faïence ; retour sur la porte d’entrée.
Incroyable cette histoire de tartine beurrée… il faut que je remonte le fil ! Mais surtout ces mots : Cela s’est passé il y a plus de huit ans et la douleur maintenant est tout à fait molle. Oh elle est molle la douleur. Elle nous glisse entre les doigts.
Barthes parlait de la plaie qu’on tâte…
Merci pour ton passage Emmanuelle. Oui, tout étonnée de constater que la douleur est devenue trace alors qu’elle paraissait insurmontable. Je ne savais pas que Barthes en parlait en la tâtant mais c’est tout à fait ça. Merci doublement.