On ne s’imagine pas. Dans le cœur de Paris, un hôpital géant à l’usine incessante. Le portail imposant fait juron de geôlier, l’abyssal aux nerfs de taille. Dans le massif de calcaire à même les crayeuses de Falaise, cette amplitude de pierre, ici devant moi, il y a trente ans. Je suis métisse, tout le monde me regarde : c’est la noire qui fait le maquillage. J’entends les mots. Je me jette dans l’allée du Hall avant d’entendre le commentaire : je suis entraînée pour ne pas entendre, comme les vieilles pierres de l’hôpital. Être juste un œil qui rôde. Mon visage ne tourne pas. La brasserie de l’hôpital forme un restaurant sur la droite, ne pas regarder, parce que des hommes en blouse, ce sont toujours des hommes sur la terrasse, à même la pluie de janvier, devant les autres internés ils osent n’importe quoi, leurs gestes malades ont plié bagage, ils parlent dans le vent, le cerveau détraqué, appesanti de calmants, ils baissent la culotte devant tous ceux qui passent, baissent jusqu’au sol. Les fesses débordent de la blouse. C’est nu, ocre, titane dans la veine, le bond du cœur en bas du cou, on se dit c’est pas vrai, détourner, vite. Ne pas. Je file au deuxième bâtiment après le virage, après l’entrée des soignants, ça n’a pas changé. Troisième étage. On devine des chambres extrêmement courtes. Les portes s’alignent, maigres et serrées. Les box des accusés. Je frappe à peine, n’entends jamais la voix qui répond. Suis déjà assisse sur le lit, j’ai faim de visage, il est là. L’homme que je vais dessiner. Je vais chez les hommes parce que personne ne va les rencontrer : l’homme vomit sur le pli du drap, il faut tout nettoyer et c’est un fait exprès, sa rage, ses plaintes, sa rigolade « t’avais pas qu’à venir », il n’aime personne l’homme, il crache des yeux, personne ne veut. Je fais un massage très doux en haut du front, je souffle sur la racine des cheveux, la brise est fraîche, une excavation d’eau douce, je lisse les pores, va et revient, je va et revient regarde comme c’est doux, in extremis le temps abandonné. Certains écoutent le téléviseur, c’est bloqué sur la seconde, le son hurle, un volumisateur de grands dégâts, la nuque est raide, les épaules rabattues sur le buste, tout est mal raccordé, je bouge doucement, les doigts devant le visage, lisse l’arête du nez, j’attends, j’attends, je ne coopère pas, on ne dit mot face à la puissance de rage, on s’écrase on s’éteint, l’homme croit qu’il a remporté bataille, il attend, il sent la chambre, l’espace radouci, les murs, descend doucement le volume, écoute, le chaud du mur redevenu un simple mur de pierres, c’est fort vous trouvez pas. Son poing serré sur la haine antique. Toujours la même à remâcher dans la nuit. Un à un je déplie chaque doigt, les phalanges déprises d’elles-mêmes, son ennemie, je souffle sur la flamme, laisse ma bouche rentrer, c’est le chemin du souffle, le temps soulève une fois deux fois, oublie qu’il faut grandir, rentre en dedans, conformément à ta rancœur, rentre et connais ce qui te cisèle l’âme, ce que tu croyais faible, ton moi si incapable, regarde ce qui dévisse tout à coup, le monde est pareil, mes doigts sur chaque petit os, retrace l’articulation, ma bouche est pli de chair sur le volume des doigts, suffit d’apprendre à respirer sans quête de reconnaissance, ta joue tremble, et l’œil dans la paupière, il ne vient plus me voir, vous savez madame, j’ai attendu toute la journée, chaque mercredi il venait avant il venait, madame j’ai plus envie de rien, madame j’ai mal. Certains réussissent à ne plus manger jusqu’à mourir. On les met sous perfusion mais ils refusent de s’alimenter. Certains me disent oui c’est bon sur les sourcils, ce massage des pensées, ça rentre dans la couane l’homme sourit, refais ça, il sourit, il faut lisser les traits, et quelque chose d’acide qui pique le haut des joues, tu vas voir madame demain je s’rai plus là, ça fera mal à personne, il serre les poings, il faut reprendre, le massage des phalanges, attendre la fleur qui se décercueille. Je commence à chanter, c’est plutôt comme une onde, un peu de Should have been d’Abey Lincoln, Pat Metheny à la guitare, juste le refrain et l’homme se délasse, et l’homme touche de la tête le bord du lit. Au réveil, tout sera différent au-dessus de la vasque dans le lavabo immense et blême. Le miroir qui se voit. Les sourcils dessinés, la couleur de la peau. Une chose agile dans l’œil, comme un redondant accepté, repris sur les lèvres, ce temps déformé, une musique pour voix basse. Le bord des lèvres ourlé de soie. Quatre-vingt douze ans, et cette saveur de fruit qui revient de l’antan.
Aujourd’hui la façade est recouverte d’un enduit noir et hirsute qui jette ses rayons sur la pierre. La pierre est si vaine de sa taille, de sa voix de sa gorge de sa puissance vaine. Je ne rentre pas de peur. Je ne rentre pas pour. Je ne prétends plus me souvenir. Mais leurs mains sous mon souffle. Cela s’est écrit sur leur visage.
Quelle traversée de l' »usine incessante » ! et si, si on imagine…nouvellement. merci !
D’abord elle la métisse, la rejetée, la déclassée qui fait le maquillage… on la suit et c’est elle qui nous conduit vers eux
on ressent sur notre propre visage les doigts qui lissent le nez, le front… et ces mots terribles qui ponctuent la visite
le chant fait du bien, un bien immense, on entend la guitare de Pat Metheny
« Mais leurs mains sous mon souffle. »…
c’est si puissant ! merci Françoise
Quel texte Françoise. Quel souffle.
J’ai été happé
Chers Anne, Françoise et Philippe, un grand grand merci pour vos messages si touchants et stimulants !! je vais lire avec ferveur vos textes dès demain, c’est toujours tellement précieux ces retours… belle soirée à vous !