Soixante ans plus tôt :
Aux quatre coins de la maison s’accroche un ciel d’été. Un chien blanc avec une oreille noire court vers la voiture qui se gare sous les frênes. Il me fait la fête, c’est ainsi que je disais. Il accompagne mes pas jusqu’à la porte de la maison, à cinquante mètres de là. Plus jeune encore je courais jusqu’à la porte, dans la joie d’être enfin arrivée. Et je tombais sur le chemin de terre. Cette chute que je m’imagine récurrente, à chaque arrivée en vacances, n’a peut-être eu lieu qu’une seule fois mais elle m’est restée en mémoire comme un passage obligé pour mériter ma présence en ce lieu. Plus personne pour me contredire. Alors, je descendais de la voiture, me précipitais en direction de la maison et tombais. J’étais en vacances !
J’ai beau chercher, j’ai de la difficulté à me souvenir de la porte d’entrée. Sans doute, parce qu’elle restait toujours ouverte, simplement obstruée par un rideau de fils plastiques colorés pour ôter l’envie aux mouches, guêpes et autres insectes d’entrer dans la cuisine. La porte était en bois, peinte en jaune, comme les volets et les boiseries des fenêtres, mais je n’arrive pas à voir la poignée. Mais la clé, oui. Une énorme clé noire, de la taille d’une main, si lourde qu’on ne la mettait jamais dans la poche, mais que mes parents cachaient (?) au-dessus de la porte dans le petit espace triangulaire creusé dans la pierre. Une seule clé pour tous, pas question de la perdre.
On entrait dans la pièce commune, la cuisine : une sensation de fraîcheur humide nous saisissait. Sur la dalle en ciment (plus avant encore dans la mémoire, c’était de la terre battue), des auréoles d’humidité affleuraient. Tout vêtement qui resterait dans cette pièce subirait l’emprise de cette odeur si particulière, qui ne disparaîtrait pas facilement. Il fallait ouvrir le volet et laisser l’air chaud entrer et faire son travail d’assainissement. Poser les bagages et ranger la nourriture apportée dans la cave isolée de la cuisine par deux portes, séparée d’un sas minuscule où accrocher les balais. La poignée de la première porte était de forme ovoïde en laiton, dorée, où se reflétaient les songes de l’enfant que j’étais. Je pouvais ouvrir la première porte mais pas la suivante. Il m’était interdit d’aller dans la cave – la présence d’un loup étant fort possible – : le risque étant celui d’un puits au ras du sol et donc dangereux pour les enfants. Je me souviens de mon père faisant descendre un seau dans le conduit, puis le remontant, afin de puiser l’eau du quotidien. Il n’y avait pas encore l’eau sur l’évier. Il n’y avait pas d’évier.
Mon père allait dire bonjour aux voisins. Ma mère entreprenait le nettoyage de la pièce, balayait, chassait les araignées, ôtait les traces de l’absence. Je filais me réfugier dans le petit jardin. Je regardais sans rien savoir.
Aujourd’hui :
Dans cette maison, je ne viens pas l’hiver. Il y a des traditions familiales à respecter. Je décharge la voiture devant la porte d’entrée pour me débarrasser des charges lourdes, puis vais la garer sous le gros frêne. Aucun chien ne vient plus m’accueillir en signifiant la joie de me revoir. Trouver les clés dans mon sac, ouvrir le volet qui protège la porte, puis une deuxième clé pour la porte vitrée qu’il faut parfois aider d’un coup d’épaule pour la repousser. Sur le sol carrelé, pas d’auréoles, mais l’odeur d’autrefois est toujours bien présente. Nous sommes bien dans la même maison. Appuyer sur l’interrupteur du compteur d’électricité, ouvrir le robinet d’eau sous l’évier et vérifier sur toutes les arrivées d’eau que tout va bien. Se dire que la maison a bien tenu le coup cet hiver.
Je n’ouvrirai pas la porte de la cave. Certaines interdictions ne méritent pas d’être transgressées. Je range les provisions dans le réfrigérateur et dans le buffet dont on se demande combien encore d’années il va tenir avant de s’écrouler car il est tout vermoulu. Cette année encore les vers de bois ont œuvré avec détermination. Les petites vrillettes sont disséminées dans toute la maison, principalement dans la cuisine, et laissent ces petits tas de sciure reconnaissables. On n’a jamais cherché à les éradiquer. Elles sont là, elles font partie de l’ancienne partie de la maison. Nous cohabitons ; je ne les ai jamais vues, juste entendues.
Circuler dans toutes les pièces, ouvrir les volets, se désincarcérer des toiles d’araignées qui ont pris le pouvoir durant les longs mois d’absence. Aérer les chambres. Pousser le grand volet de la salle d’en haut qui donne sur un terrain dont on regarde avec désolation la hauteur de l’herbe qui envahit tout. On sait qu’il y a du travail pour tout remettre à flot. Chaque année, cela semble plus difficile. On se dit que c’est peut-être la dernière fois que l’on fait tout çà, que l’on n’a plus l’âge, ni vraiment l’envie.
La nécessité, avant de tout ranger, c’est d’aller marcher, reprendre contact avec le paysage par une promenade sur le chemin d’en-bas, qui offre une vue dégagée sur les collines environnantes. À la vision de la combe qui s’étale entre les monts et moi, je sais que je suis revenue. Le cœur de la petite fille bat toujours en moi.
Je regardais sans rien savoir/je sais que je suis revenue; merci Solange pour ce texte