rectoverso #05 | souvenirs d’enfance de San Pedro

Tu te souviens du bruit des pigeons sur les tôles, dans la cour, de l’autre côté de la coursive. Tu les entendais depuis ta chambre où tu dormais avec Mariana et sa mère, Maribel Torres. La voisine, Belen Iberia leur jetait des graines ou des miettes de pain, sous le panneau rouge aux lettres blanches Coca-Cola. Quand elle sortait sur la coursive, tous les pigeons de La Paz semblaient débarquer. Il était interdit de nourrir les pigeons. Mais personne ne disait rien à Ruben. Personne. Pour toi, cette vieille Aymara était une sorte de grand-mère. Tu t’es endormie souvent sur ses seins énormes, bercée par le bruit des pattes des dizaines de pigeons sur la tôle, excités par le désir de se gaver le gésier.

Dans la chambre de Maribel Torres, il n’y avait qu’un lit. Vous y dormiez toutes les trois, Maribel contre le mur, Mariana au milieu et toi du côté du petit espace – trente centimètres – entre le lit et l’autre mur. Quand tu as commencé à apprendre à écrire avec Pedro, tu dessinais les lettres sur le mur avec ton doigt. Tu les énonçais dans ta tête, tes lèvres faisaient le mouvement de leur prononciation et ton doigt les formait doucement. Tu as continué longtemps à dessiner des lettres invisibles sur le mur, puis des mots, d’abord des mots que tu venais d’apprendre puis des mots qui formaient une histoire que tu te racontais. Le mur était couvert de posters collés par Mariana, des acteurs, des actrices, des chanteurs, et puis une image de la Vierge, une du Christ.

Sur la caisse qui servait de table de nuit à Belen Iberia, il y avait un mug rouge en acier émaillé, un pot de sucre en poudre, une boîte de café soluble, un flacon de lait pour le corps, une assiette creuse remplie de piments, une tasse à café bleue, une bouteille d’eau de Javel, une boîte en plastique pleine de gâteaux secs, un carnet gondolé par l’humidité, un tas de vieux magazines, une statue de la vierge / Sur les murs, elle avait collé des publicités pour du maquillage, des femmes souriantes aux dents blanches et à la peau lisse, des palettes de vernis à ongle ou de rouge à lèvres, de crayons pour les yeux. Belen Iberia ne se maquillait jamais. 

De la prison, tu te souviens des coursives, du linge qui séchait partout, des guirlandes de triangles colorés, des hommes qui jouaient au billard, aux échecs, au foot, des murs colorés, des toits de tôle sur lesquels sèche le linge à plat, du numéro peint sur les portes des chambres (tu les as toujours appelé des chambres), des tatouages, des couteaux, des regards, des sourires qu’il fallait savoir éviter et des sourires qui soulageaient, tu te souviens des chaudrons de cuivre la cantine, des plafonds des chambres qui s’effritaient et dont le plâtre tombait sur le visage de celui qui dormait sur le lit du haut, tu ta rappelles de la petite imprimerie, de la saleté des chambres, des rouleaux de papier toilette posés sur les étagères, des rasoirs dans un pot en plastique qui sert de cuvette, des hommes qui abaissent leur casquette NY sur les yeux, de leurs pantalons qui tombent sur les fesses et des caleçons dont on voit la marque, des cartons sur lesquels sont posés les gamelles bosselées et usées, les assiettes qui s’empilent au-dessus du lit sur la seule étagère de la chambre, les sacs en plastique, les billets qui ne valent rien punaisés sur un mur, les tissus qui servent de rideau, les serviettes qui sèchent sur le dossier d’une chaise, la cellule des couturiers qui travaillaient dos à dos, chacun sur sa machine à coudre et qui te laissaient les regarder, d’eux, tu te souviens qu’ils pouvaient rester des heures sans parler, comme toi à les regarder et que tu rêvais en regardant les bobines de fil de toutes les couleurs, tu te souviens des matelas sans draps, des journaux qui colmatent des brèches dans les murs, des enfants qui jouent partout, de l’araignée morte que tu as trouvée un soir dans la chambre, se balançant au bout de son fil, comme Zeze Zalles au bout d’une corde, dans sa chambre au matin de Noël, tu te souviens aussi des cris, et des bagarres ou des passages à tabac qui s’arrêtaient quand passait un enfant.

Tu te souviens de la classe où les enfants dessinaient parfois à trois sur un seul pupitre, de Yaquelyn Salinas (dont tu as oublié le nom de famille) qui vous faisait la classe avant l’arrivée de Pedro. La salle minuscule te paraissait grande avec ses dessins d’enfants punaisés hauts sur les murs. Le tableau vert au cadre en bois était suspendu par une ficelle. Chaque jour Yaquelyn Salinas y inscrivait la date à la craie, même si personne ne savait encore lire. 

Quand tu es revenue à La Paz, tu as voulu passer à San Pedro. Tu y es allée le coeur serré comme à un premier rendez-vous. Au fur et à mesure que tu approchais, le lieu se vidait de ses émotions. Arrivée devant la prison, tu n’as vu que des murs depuis le dehors. Tu es restée quelques secondes devant la porte grillagée. Un soldat portait négligemment un fusil à l’épaule, l’autre appuyée contre le mur d’enceinte. Quelques personnes attendaient, collées à la grille dont une Chola large et ronde que tu voyais de dos, avec son chapeau plat et deux tresses qui lui longeaient le dos jusqu’aux fesses, une jupe froissée marron et jaune, elle t’a rappelé Ruben. Tu as pensé que ça ferait un beau cliché pour les télévisions américaines, puis tu es partie. Quelques secondes t’avaient suffi. En repartant, un mot t’est venu à l’esprit, comme à chaque fois que tu penses à San Pedro, mamá puis, immédiatement après, Pedro.

2 commentaires à propos de “rectoverso #05 | souvenirs d’enfance de San Pedro

  1. Merci fort pour ce texte aux objets magnifiscents, gorgés de plen-être au plein-présent, j’y retrouve tant de moments dédiés à l’objet qui sauve les yeux, l’oubli, l’ennui de vivre, l’objet régal qui te porte dans sa matière et te retient au chaud, comme les petites pattes des pigeons qui gravitent sur le zinc pendant la sieste, ce fabuleux-là qui saute dans le corps…
    merci Philippe…

    • Merci à toi Françoise pour ce retour.On est en pleine fiction, et tant mieux si ça marche pour toi. J’ai essayé, en effet, d’être au plus près des objets, des vies ordinaires dans un lieu qui ne l’est pas