#rectoverso #06 | Nini

je lui ai répondu que je suis bien contente de pas être connue. D’ailleurs sur les réseaux je poste jamais rien. À part mon chat, et encore pas souvent. Mon chat s’appelle Minou. Quand je le regarde je me sens calme je me dis c’est fou d’être à ce point tranquille. Minou aime bien le poulet et le poisson, comme moi. On a les mêmes goûts. Je suis sûre qu’il aime rire aussi. Claude disait que les chats c’est pas fait pour vivre dans un appartement, moi je répondais que nous non plus, mais qu’on le fait quand même, et ça le faisait marrer. Il disait c’est pas comparable, nous les humains on s’habitue à tout et même à la plus merdique des situations. On est programmés pour survivre à tout. Imagine ton chat avec un boulot à la con comme le notre ; il se pointerait tous les matins, monterait jusqu’au trentième étage pour trier des chèques, il pourrait pas tenir une journée, et nous on tient depuis dix ans, Nini, dix ans, bordel, qu’on est dans ce trou. Vivement la retraite il disait. C’était un bon patron 

c’était à la fin de la restructuration, un lundi midi, je suis tombée d’un coup au self. J’avais passé la matinée à chercher l’agrafeuse et j’avais pas osé en demander une aux autres. Je les voyais bien se moquer de ma manière de parler, de bouger, de rire aussi. Moi qui aime tellement rire. Je comprends pas. Je dérangeais personne. Je me sentais de plus en plus sale. C’est pas méchant, ils disaient, on t’aime bien Nini. Je parlais plus. Je passais tous les dimanche à m’angoisser en pensant au lundi. Je dormais plus. Et puis Maryse est partie. L’infirmière du mercredi a les mêmes cheveux qu’elle, fous et frisés

hier j’ai supplié qu’on m’amène Minou. Après la piqûre je me suis souvenue que depuis le temps il a du mourir tout seul à la maison

la nuit je rêve de foules d’inconnus qui font la queue au self, juste là, devant moi. Alors ce matin j’ai demandé à l’infirmier le nom de la personne qui est morte dans ce lit avant moi, et, si c’était possible, les autres avant elle. Il a éclaté de rire. Ça n’a aucune espèce d’importance, Madame Blanc. Reposez-vous maintenant

je vais mourir à l’hôpital comme ma tante Mado, et après ça il y aura quelqu’un d’autre dans ce lit qui ne saura pas mon nom

A propos de Lisa DIEZ

Artiste-joueuse polyvalente. Valises posées depuis 6 ans dans les arts en espace public : performeuse, metteuse en scène, dramaturge. Passages par la peinture, le documentaire, la photo, détours fréquents par le dessin… Et l’écriture, soutien fidèle de ces traversées. Site : alasource.org · Instagram : docteure_vitale

6 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Nini”

  1. Très touché par ce texte sur l’effacement. Et ce ton mélancolique maintenu… tragique, douloureux mais jamais pathétique. Vraiment réussi!

  2. L’artiste joyeuse sait écrire l’implacabilité et l’économie du réel.
    Coucou et merci Lisa

  3. Rétroliens : #rectoverso #08 | Nicole, Vivianne – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer