#rectoverso #06 | Bouquets & couronnes

Recto

J’aime mes fleurs. J’aime les couper, les assembler entre elles, les nouer avec de grands brins d’herbes. Je sais qu’on pourrait penser que quelqu’un qui aime les fleurs ne devrait pas aimer les couper mais j’ai toujours eu plaisir à arracher leurs tiges. Déjà gamine j’aimais arracher leurs pétales un à un dans ce jeu intense du “il m’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie… pas du tout.” Avec le temps j’ai appris à connaître le nombre de pétales juste du regard pour jouer avec le destin. Les marguerites finissent souvent sur pas du tout. Les tournesols peuvent vous surprendre. Mes préférés ce sont les boutons d’or qui vous brillent sous le menton et laissent une trace jaune sur les doigts. C’était mon or à moi. Juste il ne se coud pas dans des revers de robes.

Le bouquet a volé haut dans les airs. Bien trop haut. Il a tourné sur lui-même à deux ou trois reprises avant de se faire arracher par des mains trop pressées. Je ne suis pas certaine qu’il faille être autant pressée de se marier. Si il y a un dieu quelqu’il soit qui met du temps sur votre chemin, c’est pour vous dire quelque chose. Un dieu ou une déesse. Mais les gens ne savent plus écouter. Ils ne savent plus écouter le silence quand ils rentrent chez eux ni le brouillard dans les rues. Enfin je dis des choses comme ça parce que j’ai un peu trop bu et que je suis vexée car Sasha a acheté des fausses fleurs. Les vraies fleurs ça ne tourne pas dans les airs. C’est trop lourd. J’avais proposé à Sasha mes plus belles fleurs, une composition sensuelle avec des odeurs lourdes mais elle n’a pas voulu. Sasha ne sait pas que les odeurs ne trompent pas. C’est le seul des sens qui ne trompent pas. On ne peut pas ne pas reconnaître une odeur qu’on n’a jamais senti. Les hommes, eux, ça trompent. Tant pis pour Sasha. Son mariage sonnera aussi faux que son bouquet. Ca ne me regarde pas. 

La gamine a sa liste écrite sur un bout de papier. Elle me demande les fleurs d’un ton affirmé mais elle ne regarde jamais au bon endroit dans la boutique. Elle ne sait pas ce qu’elle demande. Elle a mis du khôl noir, très noir. Elle a les yeux très verts. Elle pourrait ressembler à la femme que je vois dans le miroir parfois quand les lumières sont tamisées. Elle pourrait me ressembler. Elle me demande des lys. Puis une azalée. Je n’ai pas besoin de sa liste. Je sais ce qu’elle va demander après. Je sais les quantités et l’ordre et le nombre de pétales qu’elle va prélever. Même si je la trouve jeune pour ça. Jeune et pâle. Elle a l’air sûre d’elle, je pense qu’elle se mord les joues. Je la reconnais. Je les reconnais ces clientes là comme un quincailler reconnaît celui qui n’a aucune intention de réparer quoi ce que soit. Elle n’achète pas ce qu’il faut. Elle se trompe. La vie lui apprendra, comme elle m’a appris.

Verso

Ce que j’aime chez mes morts c’est qu’ils apprécient mes fleurs. Ils sont toujours heureux de les recevoir. Je prends soin de leur faire les plus belles couronnes. Il n’est pas utile de faire des bouquets aux morts. Ils ont souvent les mains prises dans les étoffes de nos souvenirs, ça les encombre pour nous aider. Mais les couronnes, ça ils aiment. Leur royaume est très symbolique. Une couronne c’est un symbole de dignité, voire de noblesse. Même à mon mari je mets une couronne. Une petite, une fois par an. Il ne s’agit pas tant de ne pas l’oublier que de me rappeler à lui. J’y joins toujours quelques brins d’herbes dont j’ai le secret et dont il sait ce qu’ils veulent dire. Les fleuristes et les herboristes sont des âmes très semblables… Il y a des choses qu’il ne fallait pas faire. J’aime aller au cimetière et observer les fleurs que les autres laissent sur les tombes. Ça en dit beaucoup, des morts et des vivants. J’ai toujours aimé les morts, ils sont mes premiers clients. Ce qui m’obsède plutôt c’est la mort des gens que je n’ai pas encore connus. C’est celle-là qui est pleine de tension.

A propos de Léa Yasmine Djenadi

Psychologue. Métisse. J'aime aussi lire dans des langues que je ne parle pas. En création d'une newsletter... (comme tout le monde, non ?)