#rectoverso #06 | C’est la vie…

Recto

Je suis sûr que vous m’avez déjà vu, si vous êtes du village. Au bord de la route, rasant les herbes folles. Ou dans les parterres de fleurs, avec le sécateur. Ou près de la rivière, débroussaillant les chemins. Cela fait des années que je travaille pour la mairie, dans l’équipe d’entretien. Été comme hiver dehors, sous le soleil comme sous la pluie. En salopette, en short, en imper, avec des bottes au pied pour affronter le mauvais temps.  A décorer les plates-bandes, planter, déplanter, replanter pour faire village fleuri, tailler proprement les haies au bord de la route, réparer les fuites d’eau des canalisations, surveiller la propreté, observer la sécurité, pour que tout le monde vive bien, pour que tout le monde soit content. Service pour tous les âges, de la naissance à la mort. Plus de morts que de naissances, il faut bien dire, le village vieillit. Le glas qui sonne, les cloches de l’église qui tintent en grelottant….et nous, l’équipe, les quatre tout juste, qui sommes présents, là aussi, près du cercueil, pour le mettre sur nos épaules et l’accompagner au cimetière avec la famille en deuil, il faut de la force et de la volonté, il y a aussi du chagrin, souvent on les connait, les défunts, des amis parfois, mais c’est un service qu’on rend, un dernier geste amical, ici, on se connait tous…

Verso

Les morts, ici, comme partout ailleurs, ça chagrine, ça marque. Il y en a qui meurent de vieillesse, c’est triste, mais c’est la vie. Puis il y a les morts qui me font mal, les injustes, celles qui tombent comme un éclair ou un tonnerre, qu’on aurait peut-être pu éviter, qui creusent le cœur…l’agriculteur avec sa petite ferme, accablé, harassé, qui n’arrive plus à en vivre et qui, un soir de détresse, se pend dans sa grange, porte ouverte, face au soleil couchant…le jeune voisin de vingt ans à peine qui meurt d’une overdose d’un poison, que sais-je, on pensait pas ça chez nous…la jeune fille qui par chagrin d’amour, disait-on, s’est jetée dans la rivière et qu’on n’a retrouvée que des mois plus tard…le touriste grimpeur qui voulait escalader les falaises, et qui a dévissé, maladroit, mal assuré, tombant de trente mètres de haut…le gars à moto qui allait trop vite et qui a raté un virage à épingle, ça ne pardonne pas…celui qui faisait du parapente et qui a attrapé un mauvais vent, qui a tourbillonné avec son aile rouge, vrillé et atterri durement dans la prairie, accueilli par le Samu, emporté par l’hélicoptère, il a eu de la chance, lui, il n’est pas mort, une jambe cassée, cinq côtes fêlées, il s’en est sorti finalement, mais qui sait, avec la passion qui le ravage, il recommencera encore et encore…

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.