#rectoverso #06 | Cow Girl

Recto : Je m’appelle Magali. J’ai 23 ans. Je vis ici depuis un an et demi. Avant, j’étais à Paris. J’en ai eu assez. Trop de monde, trop de bruit, trop de métro. J’avais besoin d’air. De nature. De chevaux. Les chevaux, je les connais depuis longtemps. C’est mon truc. J’ai toujours aimé ça. Petite, on m’a offert un livre à Noël, un livre sur les races de chevaux. J’étais fascinée. Les Lipizzans, Les Mustangs. Et puis les chevaux indiens, ceux des westerns. Je regardais pour eux, pas pour les cowboys. À Paris, j’ai bossé un peu à l’hippodrome de Longchamp. J’ai appris des trucs. L’ostéopathie équine, par exemple. C’est resté. C’est utile.

Je ne serai jamais jockey. Trop grande. Trop costaude. Je suis plutôt palefrenière. Je brosse, je soigne, je masse, je lave les pattes, je parle doucement. J’aime ce contact-là. Ici, j’ai commencé avec les soins. Puis la patronne m’a fait confiance et donné plus de responsabilités. Des tours en poney pour les enfants. Puis des petites balades à cheval. Aujourd’hui, je guide des sorties dans la montagne. Des gens de passage, des vacanciers. Ils me voient, avec mes bottes usées, mon jean, ma chemise à carreaux, mon chapeau vissé sur les cheveux emmêlés. Ça les surprend. Une grande fille comme moi. Un peu sauvage. Je sens que certains fantasment. Je ne fais pas trop attention. Je parle avec un voix grave. Pour m’imposer. En sortie, il y a toujours un type qui fait le malin. Qui sort du chemin. Qui veut jouer. Je le recadre. Il comprend. Ou pas.

Mon cheval préféré s’appelle Biscotte. Un bai tranquille, intelligent. Avec lui, les balades restent un plaisir pas seulement un travail. L’odeur de lavande. Les cistes. Le ciel pâle au-dessus des crêtes. Et puis un petit lac, là-haut, caché dans une doline. Quand on y arrive, les gens disent toujours « Waouh ». Je comprends. C’est beau. Les chevaux aiment aussi.

Le soir, je rentre chez moi. Je vis dans une petite chambre, au-dessus de chez Madame Galéan. C’est pas cher. Je rends quelques services en échange. Je me douche longtemps, mais l’odeur du cheval reste. Je sors parfois boire une bière. Une ou deux. Pas plus. Les hommes du village ont vite des idées. Et moi, j’ai pas envie. Pas de couple. J’ai donné à Paris. Un coach sportif. C’était tendre au début. Puis ça s’est gâté. Jalousie. Moi, je préfère les chevaux. Avec eux, c’est simple. C’est clair. Un respect mutuel. Chacun sa place. Pas de promesse, pas de prise de tête.

J’aime les odeurs aussi. Depuis toujours. On m’a dit que j’avais un bon nez. Je sens tout. Les jus de viande, le géranium bourbon, le gasoil, l’eau de Cologne. Ça me parle. J’aimerais en faire quelque chose un jour. Je regarde des vidéos sur les eaux florales, les savons. J’essaie. Cet hiver, j’irai faire un stage chez Monique Lespinasse. Elle ne vit pas loin. Un peu sorcière, un peu voyante. Elle parle de plantes, de tarot, de transes. La dernière fois, elle est partie. Elle s’est auto déclenchée comme elle dit. Elle s’est mise à trembler, à baragouiner toute seule. Elle dit que c’est sans danger. Elle m’a proposé d’essayer. On verra.

Verso : Celle qui m’a offert le livre sur les chevaux, c’est ma grand-mère. Je crois pas qu’elle l’ait choisi. C’était sûrement un de ces abonnements qu’on recevait, à l’École des Loisirs ou quelque chose comme ça. Un livre par mois. C’était courant à l’époque.

Je l’ai pas très bien connue. Elle est morte quand j’avais six ou sept ans. Je me souviens d’elle couchée sur un lit, sans bouger. J’ai cru qu’elle dormait. Un sommeil éternel, comme on dit. J’étais pas triste. Sa présence est restée. Comme une odeur qui s’accroche. On m’a toujours dit que je lui ressemblais. Pas physiquement. Elle était petite, un peu courbée, toute fine. Moi je suis grande. Solide. Mais on disait que j’avais sa voix. Son éloquence. Sa manière de parler net. Moi, je peux parler net. C’est utile avec les chevaux. Ils aiment qu’on leur parle comme ça. Des mots clairs. Une voix qui porte. Je tiens ça d’elle. Elle vivait dans la nature. Elle avait un jardin. Un verger, un potager. Bien entretenus. C’était plus qu’un jardin. C’était son monde à elle. Elle disait que les forces de la terre y circulaient. Quelque chose comme ça. Alors ce livre sur les chevaux, c’était un hasard. Un de ces hasards qui ont du poids. Elle aurait pu m’offrir un livre sur les plantes. Ça aurait eu plus de sens. Mais voilà, c’est tombé sur les chevaux. Et ça m’est resté.

Elle s’est mariée tard, ma grand-mère. Près de quarante ans. C’était rare pour l’époque. Son mari s’appelait Paul. Un type gentil, paraît-il. Doux avec les bêtes. Peut-être que je tiens ça de lui. Ensemble, ils ont eu un fils. Mon père. Lui, je le vois pas souvent. Il est devenu ingénieur. Il ne comprend pas trop ce que je fais de ma vie. Il dit « chaos girl », en rigolant. Il pensait que je serais comptable. Ou architecte. Quelque chose avec un bureau et un salaire fixe. On se dispute parfois. Il pense que ça me passera. Peut-être qu’il a raison. J’ai lu les lettres de ma grand-mère. Elle pensait beaucoup. Elle écrivait bien. Elle lisait les journaux. Elle s’intéressait au monde. Elle n’était pas que paysanne. Pas juste les mains dans la terre. Alors peut-être que moi aussi, je ne suis pas juste une fille sur un cheval. Peut-être que je suis une cowgirl philosophe.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

2 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Cow Girl”

  1. « chaos girl » tout sauf le chaos : elle parle droit cette voix, elle prend, elle reste. Merci

  2. Une cowgirl philosophe certainement douée d’une très belle écriture et d’une voix qui me porte me transporte.
    Mille mercis.
    Martine Lyne