#rectoverso #06 | Deux saisons (suite)

RECTO

C’était simple comme bonjour de décrocher le job, le petit job, bac en poche, libre à la mi-juin pour se faire mettre les fers aux pieds pour la saison. Le job d’été, le petit job, logée, mais ni nourrie ni blanchie dans la station mi-chic, qui se donnait des airs de comme là-bas, dis, avec tout le confort moderne et les tarifs raccords. Le job à la boulange, le pain boulot dont on ne verrait pas une miche à moins de le manger rassis ou de le payer de sa poche. Mais les poches sont pleines de livres, alors le téléphérique, c’était hors budget, comme les petits gâteaux. Sorti des escaliers, descendre-monter toute la sainte journée ouvrée, absence d’ascension, d’excursion, de randonnée… comme tu le sais, par ce destin qui règle la vie des hommes, il m’a été donné d’habiter ces lieux dès l’enfance et ce mont que de partout l’on contemple à loisirs n’a pour ainsi dire pas quitté mes yeux. L’envie me prit enfin d’accomplir ce que chaque jour je me promettais.  La montagne qui n’avait pour ainsi dire pas quitté mes yeux, c’était celle des touristes ou le Ventoux de Pétrarque dans la poche du tablier. Quant à l’envie, restait surtout celle de dormir enfin une nuit biblique, avec un soir et un matin : dans la chambre de Cosette, avec le fournil derrière la cloison et l’absence de fenêtre, misérablement compensée par le regard de caniveau du soupirail, hébergeait des nuits courtes. Le fournil et le laboratoire, la radio plein tube sonnaient le réveil dès 4h du matin, sans café ni croissant. C’était raide, mais on n’allait pas mettre le pain à l’envers, respect du travail, oblige, et ça fait pleure les anges, et je l’ai pas gagné sur le dos, alors on s’attaquait au programme de la grande école qui attendait la fin de l’été pour accueillir l’élite de la société et les ex-vendeuses en boulangerie dans les stations plus très peuple, mais pas encore complètement bourgeoises des Alpes. C’était raide, Edgar Morin dès l’aube, la pile des livres flambant neufs, la pile pour la quille, la pile pour la pile, parce le néon déprimait tellement les pages qu’on préférait encore la lampe de poche. Elle rappelait les lectures interdites, après l’heure du coucher, dans une vie où il y avait des vacances. Le sens de l’économie, les Révoltés du Bounty et une crainte ancestrale du scorbut et tu crétinisme des Alpes encourageait un régime à base de thon en boîte. Par flemme, on s’y tenait au premier petit-déjeuner, celui de 4h30, pour les autres repas c’était une autre farine. Pour les mêmes raisons (fric et paresse), les fringues se tenaient à l’extrême limite de la propreté, mais heureusement les robes de bonnes coupes, le crêpe usé et lustré, le tablier blanc, faisaient illusion. Les horaires, ouverture de la boutique à 7h tandis que les filles de la patronne dormaient à poings fermées, comme les sœurs de Cendrillon. Au mieux, seule. Au pire, avec Madame, dont la peroxydation du blond se confondait avec les baguettes blanches, et l’aigreur du timbre, avec la crème au beurre rance, le chignon brioche, avec la sécheresse de cœur et la double couche du fond de teint, avec la rancœur de la reine de cœur, la bourgeoisie du gâteau rassis et ses deux filles gâtées, avec La Psychanalyse des contes de Fées. Elle exigeait qu’on vende d’abord les gâteaux de l’avant-veille, les vieux gâteaux, les tartelettes aux myrtilles de deux semaines. Dans ce cadre, on ne faisait plus très bien la différence entre les becs sucrés et les dentiers de vampire acidulés. Les glaçages vert amande des divorcés reflétaient justement les teints décavés des pères consciencieux un weekend sur deux et la moitié des vacances premier levés pour le pain, les croissants et la pure tranquillité des heures d’avant. Pas chiens, ils la partageaient volontiers avec la première cigarette des jeunes papas aux nuits morcelées par l’allaitement et les premières dents. Ce qui plaisait le plus chez le père divorcé le plus fidèle à l’ouverture de la boutique, c’était son fils divorcé qui avait le bon âge mais aucune envie de plaire à une petite vendeuse qui ne jouais pas au tennis, n’était pas en vacances, marnait. Cela valait le coup malgré tout d’être la voix douce, la première voix de la journée, la voix du café noir, de tous ces types mal réveillés chez qui on pouvait entrevoir le petit garçon qui leur restait et l’envelopper dans la couette de mie chaude. La matinée s’étirait dans la  torréfaction et la chaleur humaine des habitués mieux à leur affaire avec leurs gosses, leur couple, jusqu’à la canicule du déjeuner. À la pause de 13h, la fatigue avait plié le match : la paie serait perdue d’avance, la paie boulottée, la grenouille mangée en terrasse de la petite crêperie du réconfort sur les hauteurs. Deux heures échappées, loin de la rue centrale du village qu’on ne pouvait plus voir en peinture avec ses magasins de souvenirs qui caricaturaient pour trois sous ce qui était notre quotidien, ses locations de ski qui faisaient semblant de croire au tourisme d’été alors que les plus malins avaient fermer en avril pour descendre sur la côte, nous laissant tous ici, ringards et balourds. La perspective de la reprise pour le thé, gâchait impitoyablement la deuxième heure. Le sommeil et le soleil s’entendaient comme larrons en foire. La maladresse promise ôtait tout courage à servir le thé en petit tablier blanc, à déplier les boîtes de gâteaux, à les lier élégamment et efficacement avec le bolduc toujours trop long ou trop court. Et puis, ça se faisait, tandis qu’on rêvassait au dimanche à Combray, aux livres qu’on lirait et qu’on écrirait, c’était l’heure du ménage du soir. Il y avait bien eu les rappels à l’ordre, les coups de semonces entre les plateaux de tartelettes, mais finalement l’heure sonnait du lent balayage. L’apprenti sorcier main dans la main avec la sorcière bien-aimée venaient adoucir la surveillance de mirador de la patronne. Tout le petit personnel logeait à la même : balayage, fermeture. Quant aux autres esclaves, un grand et un petit mitrons au fournil qui ressemblaient à une baguette et demie. Les deux assignés à demeure à la table des patrons pour tous les repas de restes parcimonieux. Le plus âgé, beau gars avec des dents en moins, la drogue quel fléau et la deuxième chance chèrement payée auprès de notre mégère, gardait ses distances avec la petite vendeuse, mais de temps en temps décochait un sourire amoché en signe de solidarité et on se prenait à rêver de foutre le feu à la boutique et de foutre le camp en sa compagnie. L’autre, l’apprentie, abruti par la charge du travail, comme ployant à toute heure sous un sac de farine, ne pipait pas mot et se cachait dans l’ombre sèche du plus grand. Dans un VVF avoisinant, des camarades du lycée, camarades de dèche et donc d’infortune, logés en lits superposés dans une chambre taillée dans une cave, tombaient de sommeil après la journée d’entretiens de la piscine, du local à vélos, ski, luge, raquettes… des balcons des studios tous les oiseaux du monde venaient chier avec une régularité pendulaire, et des montagnes de vaisselles des trois repas par jour, qui dort dîne. Et tous ces habitués interchangeables, les habitudes, les us et coutumes, pendant des jours qui font des semaines et le premier mois passé, on se demande où on va trouver les forces pour en encaisser un deuxième pour une paie aussi minable. Tombe un jour de repos. Enfin. On est hébété à la fermeture de la perspective d’une soirée sans petit matin à suivre. Le village on ne peut plus le voir en carte postale, alors on fugue. En cheveux sales, les cernes marqués, en marinière douteuse et bermuda bleu marine, chaussé pour la marche, on descend dans la vallée pour des retrouvailles avec d’autres exilés en stations plus lointaines encore. Le bar à la ville ramène tout le monde au Lycée, en Terminale. L’ombrelle du jus de fruits, le bord de sucre rose, l’odeur des vaches, la nuit étoilée… Sur la route du retour, deux auto-stoppeurs remontent vers la montagne dans la mauvaise voiture. Embrassades à la croisée des chemins, celui qui rentre à la plus haute montagne s’en va stopper une autre auto. Plus qu’une seule auto-stoppeuse, dans la mauvaise voiture, avec la mauvaise rencontre. Il y a des virages en épingle à cheveux et une épingle qui lui transperce le cœur jusqu’au siège de cuir, la fixant là, avec sa prémonition inutile. Va, va dans le bois, sinon rien ne t’arrivera… la forêt de résineux, le conducteur fait une allusion, la forêt c’est dangereux la nuit pour les jeunes filles. L’air dans l’habitacle à couper au couteau, on ne sait plus la bien laquelle des deux routes, des épingles ou des aiguilles il fallait éviter ou prendre. La forêt noire, c’est un gâteau aussi. Il demande, il veut la main de la jeune fille qui s’est aventurée, il ne fallait pas chercher, monter dans la voiture, dans l’obscurité, dans la forêt si on ne voulait pas. Il n’y a plus que les virages, les phares sur la forêt. Il dit le mot GENTILLE en majuscules, un virage, on entend mal punaisé dans le fond du siège. Il dit que c’est le prix de la course, un virage, la fausse assurance de répondre : Ah bon, je croyais que le stop c’était gratuit, la voix se craquelle. Le cauchemar du loup est de retour après toutes ces années, on le reconnaît, on sait qu’il sait pour la peur, la forêt, les phares. Dans un virage en épingle, un sentier, ça s’arrête là. Les phares s’éteignent. Personne ne viendra. Il y a assez de lune pour voir le couteau, la fin, la peur du sang, la peur de la cicatrice. Commence, on ne sait comment, une litanie, une supplication sans respiration traversée par un souvenir halluciné : le père, l’homme qui est dit « le père » et qui mord dans l’enfant. Il y avait la grande tablée des fêtes, avec les enfants tout au bout, et il la soulève du banc, baisse la petite culotte et mord la fesse. Il rit en la reposant là où il l’a prise sous le regard effrayé des autres enfants. La honte ancienne submerge la forêt. Le couteau sur la carotide, un couteau de chasse, c’est pour le cœur de Blanche-Neige. La peur des marques, la peur des marques plus que des coups. Un instant qui vole le présent pour toujours. La honte ancienne glisse entre cet instant et ce corps épinglé qu’il pétrit de sa main libre. La honte ancienne, cœur d’une biche. Il n’y a plus qu’une égratignure au cou, un corps vide, un corps déserté, sa patte dessus. C’est la fête des fous et tout est retourné, retroussé, ce qui est fait pour être bon fait mal, mal fait. Une décharge, rapidement, sur le bermuda bleu marine et la marinière douteuse. Un flot d’excuses sort de sa bouche. Avec le soulagement d’être entière, on croit à des rubis et des perles. Il insiste pour finir la route. On laisse faire. Il y a du blanc sur la toile bleu marine. Il est comme réveillé d’un mauvais rêve. Si on promet de ne rien dire, de garder le silence sur ce qui s’est passé alors peut-être arrêtera-t-il les excuses, qui épuisent le peu qu’il reste pour tenir éveillé, debout. On dit la phrase CE N’EST PAS GRAVE au moment où on passe le panneau MONTCHANIN cerclé de rouge, les lettres capitales.
Sur le parking baigné d’un jus orange, dans le flot continu des excuses, la promesse de ne rien dire s’est réitérée. Deux choses occupaient tout l’esprit : ces lampadaires sont équipés d’ampoule appelée « lampe à décharge » et une sentence maternelle : « la paix n’a pas de prix ». Le village était désert à cette heure, la nuit belle. Aucun autre souvenir ne reste du trajet qui m’a amenée jusqu’à la grotte des camarades pour rompre la promesse et tout dire. Dans le dortoir, leurs visages effarés et si doux luisaient comme de petits astres… et la lune tandis que je marchais m’était d’un doux réconfort. On aurait dit des frères de conte, des cygnes rendus la nuit à leur humanité dans leurs lits superposés, pour entendre le récit en charabia de leur petite sœur assise sur une chaise de bois. Ils ont offert le lit jumeau, essuyé un refus argumenté — le travail, le matin, l’été, l’argent, les études, ne pas manquer à l’appel, tout irait bien, ça va, ça va… —, imposé l’escorte jusqu’à la chambre sans fenêtre où la nuit sans sommeil près du fournil attendait l’héroïne du conte. Le matin était tout à fait comme les autres : les clients, les hommes du matin, les pères de famille, les pères divorcés, les croissants du dimanche… le sourire peint, les yeux de biche, le mascara waterproof tenaient bien le coup. Mais la voix frêle soudain, les nœuds dans le Bolduc, le broyage des grains dans la tête. Mais la peur des regards était le signe évident d’une métamorphose. La peur dans tout le corps, le café ne tenait pas dans les tasses, comme si la terre tremblait. Cela arrive parfois en montagnes. Le mouvement infime des montagnes ne s’interrompt jamais, c’est pour ainsi dire un tremblement. Alors, on rêve ? demandait la patronne à tout bout de champ, et surtout quand il y avait un homme au comptoir. À la pause, les Frères Cygnes la guettaient à sa chambrette. Ils avaient fui les corvées de l’hôtel par inquiétude : que lui était-il donc arrivé la veille pour qu’elle vienne les voir dans leur grotte, à une heure pareille et dans cet état. La petite sœur l’avait déjà dit, déjà raconté, ce qui lui était arrivé, mais dans une langue qu’aucun d’eux n’avait reconnue. Ils n’avaient rien compris de son récit, hormis la grande gravité de la voir ainsi parlant un charabia. Elle vit, là encore, preuve de métamorphose, les serpents et les cailloux sortant de la bouche des mauvaises filles au lieu de diamants et de pierreries, mais dans un cas comme dans l’autre, du charabia. Redire sonnait faux, étranger, lointain. Pareillement, le rêve qu’on raconte dit mal le rêve qu’on a eu. Il n’y avait pas de larmes avec les mots. C’était arrivé à une autre qui n’était plus là pour le dire, maintenant, il y avait la sœur des six frères cygnes, et six ans à ne pas parler ni rire, six ans à coudre des chemises en fleurs d’aster.

VERSO

Pas le temps pour l’instant. Mais on voit bien quoi faire.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

6 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Deux saisons (suite)”

  1. ah! comme c’est balancé, comme tu m’as réjouie! Comme c’est drôle et enlevé, et puis copieusement atroce. je vais pas recopier tout ton texte pour te préciser comment j’ai aimé, il faudrait recopier tout ton texte …

    • Oh la la ! Merci Catherine. C’est un sacré encouragement pour continuer ce travail, paradoxalement assez laborieux, du déploiement d’une vieille consigne Tarkos de 2020. D’évidence, elle a bien fait son travail de réservoir. Je recopie aussi parfois, pour m’approprier des textes ou des poèmes. Récemment très impressionnée par celui de Mickael Saludo sur le déménagement… Au plaisir de te lire.

  2. Génial comment toute la matière du conte prépare la dernière scène! Grand texte, merci Emmanuelle.
    (Et là, ça n’apparait plus comme un conte comme dans le #5)

    • Merci de m’avoir fait me ressouvenir de la première ligne de ma bio. Le lendemain de ton commentaire sur la #5, on me proposait un « gig » de conteuse pour la saison prochaine, avec cet avertissement : c’est mal payé alors il faut que tu pioches dans quelque chose que tu as déjà. Ah oui, c’est vrai, le conte j’ai déjà et c’est tellement mêlé à la matière de ma vie que j’aurais bien tort de ne pas l’utiliser ici comme prisme, comme bouclier, comme outil.

  3. Quel texte ! J’ai haleté du début jusqu’à la fin. Drôle et désespéré. Il faut que je le relise plus attentivement. Images percutantes comme les Frères cygnes, la description de la patronne, des pères. Un hachis ciselé menu entre docu et conte. Merci

    • Merci d’avoir pris le temps de cette lecture. Toujours un scrupule a publier des textes longs ici, mais c’est le moment du travail après ces années d’atelier. Merci de ces commentaires précis qui me montre que le texte est sorti du chaos.