#rectoverso #06 | Fleurs sauvages, cailloux, trois fois rien

Recto | C’est comme ça

J’enchaîne les petits boulots via une agence d’interim mais le bouche à oreille, dans le village et ses environs, fonctionne plutôt bien. En ce moment, je bosse à la cave coopérative. C’est la période des vendanges. Des tonnes de raisins déferlent. Il faut activer les fouloirs, les pompes, les pressoirs, veiller à la répartition des apports dans les cuves. A tout moment, vous risquez l’accident. Tout le monde ici garde en mémoire la jambe broyée de l’homme de cave qu’il avait fallu dégager tandis qu’un flot de sang se mêlait au jus de raisin. Il hurlait. Une horreur. Les larmes sur les joues d’un grand gaillard comme lui, si ce n’est pas un malheur. Oui, un malheur. Il était ressorti de l’hôpital une jambe en moins. Amputé. Ne pouvait plus participer aux concours de jeu lyonnais qu’il affectionnait tant. Au boulodrome, le soir, ses potes se relayaient pour le consoler.
Je préfère ne plus y penser. Bientôt, les vendanges seront terminées. J’aurai touché mon argent. Et si je sors indemne de ce travail, je pourrai voir venir. M’octroyer du repos. Je partirai peut-être, en autostop, vers la côte Atlantique. J’ai des amis, là-bas, dans un coin, on dirait un vrai paradis. Il y a des pins, l’eau qui va-et-vient au rythme des marées, ici c’est la lune qui commande m’a-t-on dit, tu vis à son rythme et ça me plaît bien, moi, de me transformer l’espace de quelques jours en un oiseau de nuit.
Sinon, je tiens une caisse à la supérette du village. Elle a été aménagée dans une ancienne grange. Il y a un parking devant mais les dames les plus âgées viennent à pied en traînant leur chariot. Elles achètent deux trois bricoles pour la journée. Elles ne font pas de provisions. Elles vivent au jour le jour comme on faisait autrefois quand les moyens de conserver la nourriture au frais n’étaient pas encore si répandus. Moi, j’aime bien cette façon de vivre. On voit les mêmes gens tous les jours. On se parle. Au fil du temps, des semblants de liens se créent. Puis de vrais liens, parfois. Ce n’est pas rare que je livre les kilos de sucre ou les packs d’eau chez telle ou telle des clientes. Elles sont si frêles. Si ridées. Une brise les renverserait. Et ce serait tristesse que de les voir disparaître sans pouvoir ne serait-ce que quelques secondes, les retenir. Le temps d’un sourire. Ou d’un baiser.
D’autres fois, c’est à l’usine que je suis embauché. Le carnet de commandes s’est rempli tout d’un coup. Il faut produire. Vite. Le directeur vous harcèle à longueur de journée. Il a des cils épais qui tombent sur ses yeux et l’empêchent de voir. Il ne sait compter que l’argent. Il n’aime personne. En retour, personne ne l’aime. Il se dit au village qu’il aurait violé la fille du gardien de nuit chargé de la sécurité de l’usine. Mais tout le monde se tait. C’est le patron. Il tient, croit-on, pas mal de vies entre ses mains. Et pour cette raison, on le craint. C’est comme ça. Je n’aime pas l’usine. Je n’y travaille que si je ne peux faire autrement.

Verso | Mieux que rien

Mon rêve ? J’aimerais être embauché au cimetière. Entretenir les parties communes, tailler les cyprès, arracher les mauvaises herbes, repeindre les murs d’enceinte délavés par les vents et la pluie, fleurir les tombes oubliées pour rendre service aux familles éloignées qui ne viennent plus honorer leurs morts à Toussaint. Cela, me dis-je, mériterait un emploi mais le maire ne veut pas. Je le comprends. La commune n’a pas de sous pour ça. Elle n’est pas riche au point de s’occuper de ses morts. Les riches, eux, ont des villas en bord de mer, des bateaux, des voitures rutilantes, des appartements au ski, leur banc à l’église, ils ont largement de quoi entretenir leurs caveaux, ils pourraient donner un peu pour les autres, dont la plupart d’ailleurs furent leurs ouvriers et ont contribué à les enrichir à la sueur de leur front. Ce serait justice. Mais non. Eux non plus ne veulent pas. C’est comme ça.
Ici, et ailleurs j’imagine, chacun s’arrange avec ses morts. Quelques fleurs sauvages cueillies dans la campagne. Des cailloux glanés dans la rivière pour recouvrir la terre et faire semblant qu’ainsi, c’est mieux que rien.
Tous les jours, avant de partir travailler ou le soir en rentrant, je passe par le cimetière. Ce n’est plus un détour tellement le trajet est devenu une habitude. J’ai mis le cimetière sur mon chemin. C’est un lieu où je purge la peine d’avoir perdu les miens. Où je me sens moins seul. Pour encore combien de temps ? Je ne sais. C’est comme ça. Et pour tout dire, ça me convient.

A propos de Serge Bonnery

Autodidacte, passionné de littérature en général et de poésie en particulier. J’ai publié trois récits (éditions de l’Amourier et éditions Le Temps qu’il Fait) ainsi que des textes dans des ouvrages collectifs et des revues. Je réalise parfois des livres d’artistes dans la compagnie de peintres et de photographes. Je pratique pour l’essentiel l’écriture de fragments. Ma participation aux ateliers de François Bon revêt un double enjeu : développer et améliorer mon écriture du fragment ; faire de l’écriture une pratique quotidienne. Mon blog : https://sergebonnery.com

3 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Fleurs sauvages, cailloux, trois fois rien”

  1. Super ballade entre les différentes vies vendangeur/caissier/ouvrier/promeneur parmi les fleurs et cailloux. Merci

  2. Mon rêve ? J’aimerais être embauché au cimetière.
    Merci pour votre texte original et tellement bien écrit. Le cimetière est sur votre chemin, lieu de peine et de perte, il allége la solitude de votre personnage, un rempart contre l’oubli
    Jusqu’à quand?.Superbe.

  3. Merci Serge pour ces textes ! Tellement d’humanité dans ces petits boulots et cette approche de ce lieu qu’est le cimetière, et en passant, l’inégalité sociale, jusqu’au tombeau…