#rectoverso #06 | Gaëlle Obiégly – entrelacs

Je me lève toujours avant que le jour ne commence vraiment, quand il est encore tiède de nuit. J’aime ce moment. Les garçons dorment, leur respiration égale me rassure. Je fais chauffer de l’eau, pas pour le thé, juste pour entendre le bruit, cette vapeur qui sort de la bouilloire, c’est comme une preuve que je suis là, dans le monde. Je pose mes pieds sur le carrelage froid, j’aime bien cette morsure. On dit que les gens qui n’ont pas le temps pour eux inventent des habitudes. Moi, j’ai le temps juste pour les miettes. Alors je ramasse les miettes. Toutes sortes de miettes.

Je suis femme de ménage dans un immeuble d’assurances le matin. Ce n’est pas loin du RER. Le lundi c’est les ascenseurs, le mercredi les vitres. Je connais les tâches par cœur, elles me donnent une forme de stabilité. Dans les bureaux, je vois les mêmes photos sur les écrans, les mêmes tasses oubliées, les mêmes post-it avec des mots comme « réunion », « deadline », « visio ». Je n’ai pas besoin de comprendre. Je nettoie autour, sans jamais effacer.

Deux fois par semaine, je fais aussi le ménage dans un grand appartement près du parc. Une famille avec deux enfants, un chien, beaucoup de désordre, je n’y rencontre personne. J’arrive après le départ de tout le monde. Je commence par passer l’aspirateur dans les chambres, je fais la poussière puis je frotte les sols à la serpillère, balai-brosse dans la cuisine où les miettes s’accrochent comme des farces. Je nettoie la salle de bain, les toilettes, deux fois, une pour les enfants, une pour les parents, ce n’est pas le même usage. Je change les draps, ramasse le linge sale. Parfois je tombe sur des jouets, des livres coincés entre les matelas, un vibromasseur oublié sous le lit, des chaussettes dépareillées, des miettes encore. Je remets tout en ordre. Je referme avec la clé cachée sur ce qui ne m’appartient pas.

L’après-midi, je passe à la caisse 7 du supermarché. Le chef veut que je sourie, mais pas trop, juste ce qu’il faut pour ne pas faire peur. Le bip des articles m’apaise un peu. C’est comme un chapelet. Une forme de prière moderne. Je me demande parfois si je suis vivante ou si je fais juste ce qu’il faut pour que tout continue.

Mon mari est parti il y a quatre ans. Il disait qu’il reviendrait, qu’il allait « régler des choses ». Depuis, plus rien. Pas même un vœu de l’Aïd. Les garçons croient qu’il est au Maroc. Je n’ai pas eu le courage de leur dire qu’il ne reviendrait pas. Moi-même, je ne sais pas s’il est encore vivant.

La mort, je l’ai connue tôt. Ma mère est morte d’un cancer dans une petite maison près de Meknès. Elle avait les mains pleines de callosités, mais elle me caressait comme avec des plumes. Mon père, lui, est mort deux fois. Une fois quand il a perdu la parole. Une autre quand il a été mis en terre. Ici, en France, les morts ne font pas de bruit. Là-bas, ils pleurent à travers nous, ils nous tirent par les pieds la nuit. Parfois je rêve d’eux, et je me réveille avec l’impression d’avoir parlé dans une langue que je ne connais pas.

Je ne parle pas de mon travail aux autres mères devant l’école. Je dis que je « fais des ménages », mais jamais que je nettoie les restes des autres, leurs miettes de vie. Je dis que je suis « à la caisse », mais pas que je compte les centimes pour ceux qui me regardent à peine. Ce que je fais là, je ne suis pas que ça. Ce qui me tient debout, oui : les garçons et leur devoirs, l’appartement, le silence, ma dignité.

Parfois, je m’assieds sur le canapé quand tout est calme, et je me dis : aujourd’hui, personne n’est mort. C’est déjà ça.

Je pense souvent à la mort comme à une présence discrète, polie, presque familière. Pas un monstre, non, mais une sorte de voisine qu’on salue sans vraiment lui parler. Elle m’apprend à tenir, à ne pas gaspiller mes forces pour des choses qui ne tiendraient pas dans une tombe.

13 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Gaëlle Obiégly – entrelacs”

  1. sourire mais pas trop pour pas faire peur, ne pas gaspiller ses forces pour des choses qui ne tiendraient pas dans une tombe, c’est très touchant cette humilité digne…

    • Merci Catherine pour ce passage… une histoire d’humanité sans trompe l’œil.

  2. Une économie de mots qui tranche des images nettes, précises, essentielles. J’aime ces entrelacs qui respirent la vie brute. Merci Raymonde.

  3. J’aime beaucoup ta contribution. Pour moi, elle répond bien à la proposition de François. Merci?

  4. La vapeur comme preuve et les miettes, du berceau à la « tombe » finale, on ne lâche pas cette femme et les siens, morts ou endormis. Merci !

  5. je reviens vers toi pour l’écriture, chère Raymonde, et j’aime à retrouver comme souvent cette sorte de douceur dans le texte qui glisse sans faire de bruit et qui pénètre tel un filet d’eau sur le granite
    « Là-bas, ils pleurent à travers nous, ils nous tirent par les pieds la nuit. »
    et le personnage se dessine et nous conduit dans cette discrétion « polie, presque familière »
    très senti et réussi… merci…

  6. Des entrelacs où l’on est pris. Il y aurait plein de petits bouts à noter. J’en garde un: « Je me demande parfois si je suis vivante ou si je fais juste ce qu’il faut pour que tout continue. » Merci!

  7. C’est comme un chapelet. Une forme de prière moderne. Je me demande parfois si je suis vivante ou si je fais juste ce qu’il faut pour que tout continue.
    Votre écriture parle de dignité, de famille, d’absence, de prières d’exil, de cette presque familiarité avec la mort.
    Merci pour votre très beau texte.

  8. Merci à vous tous pour avoir été
    touchés par ce personnage de fiction dans la simplicité de sa réalité