#rectoverso #06 | Les morts en voyage

Recto

Je marche et repère les visages nouveaux : un couple de retraités ; un homme seul, la quarantaine ; une famille, sans doute la grand-maman, le grand-papa et le petit-fils à qui il faut raconter des histoires pour qu’il ne s’ennuie pas trop. J’ajuste mon foulard, regarde le nom du lieu, Yverdon-les-Bains, je peux encore parler français. L’homme seul, la quarantaine, me tend une carte rouge, je lui dis que c’est tout bon. La famille, ils étaient déjà là tout à l’heure. Je souris à l’enfant, qui ne me remarque pas. Le couple de retraités, c’est plus compliqué. Ils ont de la peine avec leur téléphone, ne savent pas quoi me montrer. Je leur explique, patiemment. Il faut beaucoup de patience, mais c’est mon métier. Je vois bien qu’ils sont en règle mais la procédure, c’est la procédure. Je me suis levée tôt, ce matin, c’est mon deuxième aller-retour. C’est l’été. Les gens partent en vacances ou en excursion. J’ai un peu l’impression de les accompagner même si je ne sors du train que quelques secondes à chaque gare et quelques minutes au terminus. Prochain arrêt : Neuchâtel. Il faut que je sois au clair. Parfois ils prennent un billet pour la fausse zone. Certains ne font pas exprès. Un couple à la peau sombre me regarde. Ils ont l’air étonné. Puis ils me sourient. Je voudrais leur dire que je suis née ici, comme eux sans doute aussi, mais je leur demande leur billet. Ils sont en règle. Je pense à mon père, qui n’avait pas de papiers. S’il savait que sa fille passe sa vie à contrôler les gens, comment réagirait-il ?

Verso

Mes morts sont assis sur ces sièges. Ils n’ont pas de billets. Ils occupent toutes les places vides. Mon père est un peu gêné. Il m’engueule : pourquoi la première classe ? Parce que tu la mérites. En face de mon père, j’ai assis son père, qui n’a jamais quitté le pays. Il est encore plus gêné que mon père. Il a l’air un peu ahuri, demande à son épouse ce qui se passe, chasse des mouches qui n’existent pas. Il n’a jamais quitté son village. Elle non plus. Ils sont là, pourtant, dans ma tête, quand le train s’est vidé de ses passagers. Ils ont travaillé dur toute leur vie. Ils méritent un petit voyage, maintenant. Quand je suis chez moi, ils ne sont pas là. Ce n’est que dans ce train vide qu’ils réapparaissent, mais ils le font tous les soirs. Parfois, ils regardent par la fenêtre, admirent le lac et les montagnes. C’est beau, disent-ils en chœur, tu as de la chance. Je dis oui, j’ai de la chance. Mes morts traversent ce pays qui n’est pas le leur mais je sais qu’ils sont aussi fondus dans cette terre rouge de là-bas. Je reviens parfois lire leurs noms sur les stèles. Ils se demandent pourquoi je suis revenu. Je repars. Ils me suivent.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

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