#rectoverso #06 | Service technique

RECTO

Je devrais peut-être commencer par dire qui je suis, mais est-ce que ça changerait vraiment quelque chose ? J’ai un nom, bien sûr, mais on l’écorche souvent. Pas méchamment, juste parce que les gens n’écoutent pas vraiment quand on se présente. Alors je dis rien. Je tends mon badge. Ou je l’agite vaguement. Il y a ma photo dessus, prise un matin où j’étais malade, sous un néon qui me vieillissait de dix ans. On dirait un gars qui sort de garde à vue.
Je suis agent municipal. « Service technique », comme on dit sur la fiche de poste. Ça veut tout et rien dire. Je fais ce qu’il y a à faire. Ça va de reboucher des nids-de-poule à changer une ampoule dans une salle des fêtes jamais utilisée. On nous appelle quand il y a un problème, pas quand tout roule. Ça me va. J’ai jamais été à l’aise dans les moments heureux.

Le matin, j’arrive tôt. J’aime bien les villes à peine réveillées. Les rideaux encore baissés, les boulangeries qui sentent le levain chaud, et les lampadaires qui s’éteignent un à un comme si quelqu’un les soufflait. Mon uniforme, c’est une parka verte avec une bande réfléchissante. Elle gratte un peu au col et elle tient trop chaud ou pas assez, selon les saisons.
Quand je la retire, j’ai toujours une sorte de honte – comme si j’enlevais un rôle et qu’il ne restait plus rien derrière. C’est idiot, je sais. Mais cette parka, c’est un peu ma carte d’identité sociale. Une manière de dire : je ne suis pas ici pour flâner, je suis autorisé à traîner dans les coins où on ne traîne pas.

Je bois mon café dans un gobelet en plastique trop mince, à côté des autres, sur les bancs du local technique. On parle peu. On fait des remarques sur la météo, sur les pneus du camion, sur le patron qui a mauvaise mine. Parfois, l’un d’entre nous évoque un gosse, un chien, une galère avec la sécu. Moi, je préfère écouter. Je note des choses dans ma tête. Des phrases qui traînent. Des formulations bancales qui me restent. Comme cette fois où Alain, un ancien, a dit : « Faut pas trop s’attacher à l’ordre des choses, sinon t’es toujours déçu. »
J’ai trouvé ça vrai. Pas beau, mais juste.

J’ai pas de passion. Ou plutôt, j’en ai eu, mais elles sont parties avec l’âge ou le manque de moyens. Avant, je dessinais. Maintenant, je collectionne des objets cassés. Des morceaux de poignées, des écrous, des clés rouillées. Je les garde dans une boîte en métal chez moi. Ils ne servent à rien, mais j’ai du mal à jeter. Peut-être parce que moi-même, je n’ai pas toujours su à quoi je servais.

Une fois, en réparant un banc, j’ai trouvé une lettre pliée en quatre, oubliée sous une latte. Ce n’était pas une déclaration d’amour, rien d’émouvant, juste une liste de choses à faire :
– acheter des timbres
– appeler le notaire
– penser au goûter de Lou
– acheter un truc blanc pour l’enterrement

Ça m’a hanté. Ce dernier point : un truc blanc. C’est vague, non ? Une chemise ? Des fleurs ? Un mouchoir ? C’est fou comme quelques mots peuvent contenir toute une vie.

Je n’ai pas d’enfants. Pas parce que je n’en voulais pas, mais parce que ça ne s’est pas fait. Ça aurait pu, je suppose. Il y a eu des femmes. Deux ou trois. Des histoires à moitié vécues. Des fins sans drame, mais avec un goût de « pas tout à fait ». Je suis resté seul. Ce n’est pas triste. Enfin, pas tout le temps. C’est surtout pratique. On mange ce qu’on veut. On dort quand on veut. Et on peut parler tout haut sans gêner personne.

VERSO

Ce matin-là, j’étais affecté au cimetière Saint-Léonard, au bout de la ville. On m’avait signalé un muret écroulé sous la pluie et la mousse. Un truc discret, pas bien grave, mais il fallait le remettre d’aplomb avant la Toussaint, quand les familles se rappellent qu’il existe. On m’a confié une truelle, quelques sacs de mortier, des pierres de récupération. Rien de glorieux, rien qui mérite un panneau « chantier », mais assez pour se salir les mains et, peut-être, penser un peu.

Je suis arrivé tôt, avant les visiteurs. Le sol était encore trempé. Les marronniers, autour, perdaient leurs feuilles avec cette lenteur propre aux choses qui savent qu’elles vont mourir mais qui n’en font pas tout un plat. J’ai commencé à gratter les joints effondrés, doucement. Ça se fait sans effort, la vieille pierre se laisse faire, comme si elle avait accepté qu’il fallait recommencer.

Je me suis demandé : est-ce que les morts s’en rendent compte, de ce qu’on fait pour eux ? Est-ce qu’ils voient qu’on refait les murets, qu’on brosse les plaques, qu’on redresse les pots de fleurs renversés par le vent ?
Je ne suis pas croyant, mais j’ai mes superstitions. Ce ne sont pas les morts que je crains, c’est qu’on les oublie trop vite. Ce muret, il n’est pas là pour empêcher les morts de sortir. Il est là pour signaler aux vivants : « Ici, ça s’est arrêté. Faites attention. »

Pendant que je remontais les pierres, je pensais à mes propres morts. Mon père est ici, quelque part, mais je n’ai jamais su où. Il est mort sans me dire où il voulait reposer, et la famille s’est disputée pour des détails. C’est ce qui reste souvent : des querelles pour des morceaux de souvenir. J’ai arrêté de chercher. Maintenant je parle à tous, comme si chaque tombe pouvait me répondre.

Je n’ai pas de peur particulière de la mort. Ce que je crains, c’est de partir sans qu’on sache quoi faire de mon corps. Pas pour des raisons spirituelles, mais pratiques. Où veut-il aller, celui-là ? Crémation ? Tombe ? Forêt ? Mer ? Et s’il n’a rien dit, on fera quoi ? Un jour, j’écrirai une lettre, une simple, qui dira : « Enterrez-moi là où vous aurez la force de revenir de temps en temps. »

Quand j’ai fini le muret, je suis resté accroupi un moment, à le regarder. Il n’était pas parfait. Un peu irrégulier, comme moi. Mais solide. Suffisamment droit pour qu’on ne le remarque pas trop. C’est le but de notre travail : faire les choses bien, sans que ça se voie. Laisser des traces qui ne crient pas.

Avant de repartir, j’ai nettoyé mes outils et j’ai posé la truelle sur le capot de la camionnette. Un merle s’est posé sur le mur tout neuf. Il a piaillé, comme s’il validait le travail. Je lui ai dit : « T’es pas mort, toi. Profites-en. »Il s’est envolé sans me répondre.

C’est bien aussi, le silence.

A propos de Arthur Mazeyrat

Étudiant en mathématiques appliquées à Angers puis Grenoble et maintenant Tours. Amoureux de la littérature, j'aime à remuer les textes. Ici pour explorer la technique auprès d'une communauté expérimentée.