#rectoverso #06| un quotidien

Quand on est une mère au foyer avec cinq enfants, on pourrait dire aussi bonne à tout faire, on arrive à douter de sa propre existence. Je ne suis sûre de rien me concernant. Ma journée du lundi est comme celle du mardi. Le mercredi est pire que le mardi. Entre jeudi et vendredi je ne vois pas de différence. Je ne sais pas quoi penser du samedi et du dimanche. Je n’ai surtout pas le temps de penser. Tous les jours sont remplis de la même exigence. Je dois faire. Ma maison se déploie sur trois niveaux. Autant dire que les escaliers çà me connaît ! L’astuce que j’ai trouvée c’est de ne jamais grimper un étage les mains vides, mais çà ne fait pas tout. Je n’ai pas le loisir d’aller dans une salle de sport, et je n’en vois pas l’intérêt, je fais suffisamment d’exercice chez moi. Quand tout est rangé à l’intérieur, avant que les enfants ne rentrent pour tout déranger, je m’occupe aussi du jardin. La terre est noire mais j’arrive à faire pousser quelques salades et des pommes de terre. Ma journée ne me laisse pas de répit, excepté lorsque je reviens de l’école où j’ai accompagné les plus jeunes, et que je rentre en marchant lentement. Je longe toute la longueur du mur du cimetière – j’habite à l’autre extrémité – avec ses deux petites boutiques de fleurs et d’objets funéraires. Je suis au courant de tous les enterrements qui se déroulent, les morts connus et les autres. L’église est un peu plus loin sur la place du quartier et je suis habituée aussi à la sonnerie du glas de temps à autre. Je peux affirmer sans me tromper qu’il sonne moins qu’avant. Le passage des morts par l’église se raréfie. Le glas me manquerait presque, car il me faisait m’immobiliser dans les gestes du quotidien.

Quand je reviens de l’école, je sais le travail qui m’attend, mais je l’oublie. Je profite de ce moment pour laisser libre cours à ce qu’il me passe par la tête. J’invente des vies aux morts. Des aventures quoi ! J’entre dans le cimetière par le premier portail et ressors par le dernier, le plus près de la maison, et je déambule entre les tombes. Je scrute les nouvelles inscriptions, je ramasse un pot de fleurs, redresse une plaque, et parle à mi-voix avec ceux qui sont là. J’ai mes préférés bien sûr, les oubliés, ceux qui n’ont pas de fleurs sur leur tombe, ceux dont le lierre envahit peu à peu la stèle. Je les appelle par leur prénom. Je pars en voyage avec eux, on découvre des petits coins de paradis aussi silencieux que ce cimetière mais avec vue sur la mer, ou bien on part faire une balade en vélo sur de petites routes forestières. On rit beaucoup aussi, car je pense que rire doit leur manquer à tous ces endormis. Je ne comprends pas tout ce que je fais là à déambuler entre les tombes, et je n’en ai parlé à personne. J’imagine que l’on me dirait folle…Déjà que…Je me rends bien compte aussi que je passe de plus en plus de temps ici, car j’ai moins de temps à la maison pour faire tout le travail. Les morts me retiennent davantage. Ils ne sont pas contrariant. Ils ne font pas de bruit. Ils ne parlent pas sans arrêt. Ils n’exigent rien. La tombe de ma famille est là dans un coin, mais je ne vais pas la voir très souvent. J’y passerai assez de temps plus tard.

Et si le plus tard, on l’avançait un peu…

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

3 commentaires à propos de “#rectoverso #06| un quotidien”

  1. Magnifique ces textes tout de suite je suis entrée dedans en fait comme si c’était moi le personnage ou l’autrice, merci Solange

  2. Se laisser glisser dans ces histoires et lire comme on boit un grand verre d’eau. J’aime.

  3. Merci Solange, il est très beau ce texte. « Et si le plus tard, on l’avançait un peu…» m’a surprise.