le fait que la maison s’embrase en un rien de temps, le fait que le mistral dynamite une vie en un rien de temps, le fait que ce rien de temps efface tout, le fait qu’on dise des flammes qu’elles lèchent les objets, les murs, les rideaux, la robe que je me vante d’avoir gardée vingt ans, la barrette de ma grand-mère, la guitare cassée, le papier peint de la salle d’eau que je caresse sans savoir pourquoi, le fait que j’ai besoin d’imaginer ce rien de temps, comment le disque dur brule, comment le lit brule, comment les images brulent, le fait que pas d’agonie, le fait que pas de coupable, le fait que ça m’apaise d’imaginer la fin, le fait que ça me vide, le fait que les flammes ne lèchent rien, le fait que les flammes dévorent, le fait qu’on tient à des objets, le fait que leur existence nous aide à exister, le fait qu’une chose existe et n’existe plus dans le même instant, le fait que les flammes réduisent en cendre des objets sans importance, les objets précieux et les corps morts, le fait qu’on brule aussi des corps vivants pour qu’il n’en reste rien, le fait que les flammes n’hésitent pas, le fait que les flammes soient impossibles à convaincre, le fait que les flammes n’ont pas de préférence, le fait que le feu soit une arme, le fait que le feu soit la première arme des dominations, le fait que les humains aient trouvé comment faire le feu, le fait que les humains n’aient pas trouvé comment faire le vent, la terre, l’eau, le fait que le feu ne sera jamais en voie de disparition, d’épuisement, le fait que le feu n’a besoin de personne, le fait que le feu et le temps soient libres,
le fait que je ne pense pas souvent à elle, le fait qu’elle enseignait le grec ancien dans un collège des périphéries, le fait qu’il m’en reste quelques phrases et le goût de la traduction, le fait que j’aie choisi le grec ancien à treize ans pour me démarquer, le fait que je voulais à tout prix me démarquer, le fait que cette manie fasse partie de moi depuis ce moment, le fait qu’elle nous vouvoyait, le fait qu’elle était douce et triste, le fait que je la voie encore debout derrière le bureau, le fait qu’elle parlait souvent de pâtisserie, le fait que ses exemples étaient remplis de babas au rhûm, le fait que nous étions six, le fait qu’elle teintait le cours d’une ambiance feutrée, le fait qu’on faisait peu de grec, le fait qu’on parlait beaucoup de cinéma, le fait qu’elle m’aie donné le gout du cinéma, le fait que j’allais voir des vieux films pour en parler avec elle, le fait que certaines personnes sont essentielles parce que c’est le moment, le fait que je tentais pour elle des traductions extraordinaires, le fait qu’elle les appréciait, le fait qu’elle m’aie donné le goût de l’écriture, le fait que ce genre de rencontre existe, O καλὸς ἳππος τρέχει, le fait que les gens s’éteignent avec la mort de ceux qui se souviennent d’eux, le fait qu’elle puisse encore exister dans ces phrases, son rire discret, ses cheveux épars, ses petits pieds, le fait que je lui aie posé un lapin dix ans plus tard, sa voix au téléphone depuis ce restaurant grec où elle m’attendait, moi dans un cirque à l’autre bout de la ville, moi qui avait oublié, le fait qu’elle soit morte deux jours après, le fait que ce lapin me laisse encore interdite et honteuse,
« certaines personnes sont essentielles parce que c’est le moment… »oui les moments essentiels comme des rencontres indispensables. la chute… comme une chute de cheval, mortelle. merci!!
« le fait que les humains aient trouvé comment faire le feu, le fait que les humains n’aient pas trouvé comment faire le vent, la terre, l’eau, le fait que le feu ne sera jamais en voie de disparition, d’épuisement, le fait que le feu n’a besoin de personne, le fait que le feu et le temps soient libres, » un angle de vue auquel je n’avais jamais pensé. Merci Lisa de l’avoir entrevu 😉
imbrication du feu, du temps et du souvenir de quelqu’un qui brûle encore…
La violence du feu et la douceur de ton pour celle aux petits pieds…