#rectoverso #07 | la mort de Georges Pompidou

le fait que Georges Pompidou soit mort a plongé le monde de Paul Paturel dans une autre dimension, car il y avait un premier monde dans lequel Georges Pompidou existait et, en un instant, est apparu un nouveau monde dans lequel George Pompidou n’était plus ; le fait que cet instant précis soit situé, pour Paul Paturel, entre deux bouchées de petits pois aux carottes que Pierrette Paturel avait cuisinés en début de soirée, c’est-à-dire qu’à cet instant précis où Georges Pompidou est mort, une partie des petits pois aux carottes préparés par Pierrette Paturel étaient du monde de Georges Pompidou puisqu’ils ont été avalés par Paul Paturel avant que Georges Pompidou ne meure, et qu’une autre partie de ce plat était du monde d’après, celui sans Georges Pompidou puisqu’encore dans l’assiette de Paul Paturel à ce moment précis ; le fait qu’en vérité, Paul Paturel n’a pas pris conscience de cet instant où l’Ancien Monde a basculé puisqu’au moment précis de la mort de Georges Pompidou, Paul Paturel dînait avec sa famille et que, conformément à ses principes qui étaient solides, la télévision qui se trouvait dans le salon était éteinte, tout comme le poste de radio qui lui, était disposé dans la cuisine ; le fait qu’en réalité, Paul Paturel s’est rendu compte que l’Ancien Monde avait basculé le lendemain matin, mercredi 3 avril 1974, à 7 h 31 précises, au moment où, attendant dans la cuisine que son café finisse de passer dans la cafetière à filtre, il a écouté les informations à la radio comme il le fait tous les matins à cette heure précise ; le fait que Paul Paturel a pris conscience de ce bouleversement universel à cet instant a coupé son monde en deux, avec, d’un côté, le monde dans lequel Paul Paturel savait (ou croyait) que Georges Pompidou était vivant et celui où il le savait mort, de sorte que, devant sa tasse de café quelques minutes plus tard après avoir été informé de la mort de Georges Pompidou, Paul Paturel avait devant lui un breuvage dont une partie était de l’Ancien Monde et une autre partie, du Nouveau ; le fait que Paul Paturel s’est rendu compte en cette occasion qu’un instant, aussi précis soit-il comme le brusque arrêt des pulsations cardiaques dans la poitrine de Georges Pompidou, ne tranche pas le monde existant en deux de façon nette et franche et qu’il demeure toujours des détails qui appartiennent aux deux mondes, comme la période qui sépare le moment de la mort de Georges Pompidou et celui où Paul Paturel a appris la nouvelle, ou encore une assiette de petits pois aux carottes ou une tasse de café ; le fait que Paul Paturel a également appris autre chose, c’est que bien que très facilement identifiables, le monde avec Georges Pompidou et l’autre sans lui se ressemblaient étrangement au point que, après quelques jours de deuil national, ces deux mondes ont paru strictement identiques, s’il n’était la présence vivante de Georges Pompidou dans le premier et la naissance de son souvenir dans le second ; le fait que, enfin, Paul Paturel s’est aperçu que le monde avec Georges Pompidou était un leurre puisqu’avant que celui-ci ne devienne président de la République, la grande majorité des hommes et des femmes ignoraient qu’il existe, transformant ainsi le monde au moment de sa mort en un monde qui existait déjà avant que Georges Pompidou n’existe.

le fait que la mort de Georges Pompidou a eu un retentissement national, et même international, place l’histoire de Paul Paturel lors de la soirée du 2 avril 1974 et le lendemain matin, dans une perspective qui tient lieu de l’anecdote et qui, si elle devait être racontée, ne sortirait pas du cadre du repas de famille, comme celui qui eut lieu pour le dimanche de Pâques exactement onze jours après le décès du président de la République ; le fait que chacune des personnes qui ont été touchées par ce décès, mettant ainsi de côté les bergers péruviens, les navigateurs en solitaire et toute personne qui ne savait même pas que Georges Pompidou existait, chacune de ces personnes a une histoire à raconter concernant le moment imprécis où Georges Pompidou est mort, à commencer par les voisins de la famille Paturel dans l’immeuble du 12 rue Évariste Murray à savoir l’ancien député-maire communiste Charles Castelletti qui, au moment de la mort de Georges Pompidou, finissait son yaourt au côté de sa femme Camille, d’Oriane Ottavio qui diluait ses angoisses en peignant une toile aux contours fantastiques, de Quentin Quéméner qui venait de poser sa guitare pour saisir un livre de Jean-Paul Sartre, d’Émilie Elissagaray qui finissait de donner son cours hebdomadaire de loisirs créatifs dans son appartement, de Yolanda Yann qui se remettait de son AVC qui l’avait rendue aphasique en lisant un magazine féminin, ou encore de la famille Murray, éponyme de la rue où ils vivaient, dont le mari était en train de rentrer sa Panhard 24 CT de couleur grise dans le garage ; le fait que d’autres personnes dans la rue, le quartier, la ville, le pays, voire même sur la planète entière (sous réserve qu’une mission spatiale habitée lancée par les États-Unis ou l’Union soviétique ne soit en cours en cet instant), était capable de raconter ce qu’il était en train de faire au moment de la mort de Georges Pompidou ouvrant de fait un très large éventail de possibilités qu’on ne peut qualifiées d’infinies puisque le nombre d’êtres humains à cet instant imprécis était fini par définition, mais qui relève néanmoins d’une grande quantité ; le fait que des événements comme le décès d’une personne plus ou moins connue sont des événements courants même si, de toute évidence, chacune de ces personnes ne meurt qu’une fois (sauf circonstances exceptionnelles), multipliant ainsi les histoires à raconter lors des innombrables repas de famille passés ou à venir, à Pâques, au 14 juillet, 15 août, Noël, Jour de l’an, communions, mariages, enterrements, Bar-mitzvah, Aïd-el-Fitr et autres ; le fait que, pour ne parler que de Paul Paturel en ce 2 août 1974, celui-ci ait déjà vécu durant son existence les décès d’un grand nombre d’anciens présidents de la République tels Émile Loubet, Armand Fallières, Raymond Poincaré, Paul Deschanel (il était âgé de trois mois), Alexandre Millerand, Gaston Doumergue, Paul Doumer, Albert Lebrun, Vincent Auriol, René Coty et Charles de Gaulle, tous ces décés sortaient bien évidemment la mort de Georges Pompidou du cadre exceptionnel même si ce dernier fut le premier qu’il connut à disparaître en plein mandat présidentiel ; le fait que, somme toute, la mort de Georges Pompidou n’était pas si importante, le monde que Paul Paturel avait cru se déchirer en cet instant précis, continua de tourner pour lui comme si de rien n’était.

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A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

12 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | la mort de Georges Pompidou”

  1. excellent et drôle ! j’adore le temps divisé en petits pois d’avant, et petits pois d’après, et la synchronicité si bien traitée autour de cette mort présidentielle, l’art de ramener l’officiel à l’officieux et même le très ordinaire

    • Merci Catherine. Cette idée de diviser le temps en une multitude de choses, petits pois, quantités de café et autres choses, est un bel axe de réflexion. Voire d’écriture.

  2. En lisant, en avançant dans la lecture, je pensais à La vie mode d’emploi ( atelier ) laissée en chemin, le nom Quentin Quéméner ( j’aime beaucoup ce nom) m’a alertée, je l’avais donc bien croisé comme celui de Pompidou d’ailleurs . Ça marche d’enfer cette histoire dans l’histoire avec des petits pois. Merci. ( et bonne écriture du roman)

    • Merci Nathalie. Ce texte est bien l’extension d’une silhouette dessinée lors de cet atelier d’écriture. Pas sûr que je l’utilise dans mon manuscrit mais ce genre de fragments me permet de consolider les histoires déjà écrites, de renforcer les relations entre les personnages. Un exercice dans l’exercice.

  3. ..le monde d’avant.. le monde d’après .. me fait penser à Laurent Firode aux films  » com plo plo  » qu’il a réalisés et à ses « films à l’arrache ». Merci et serai heureuse de lire ton livre … prochainement?

  4. Quand l’Histoire tient dans une assiette de petits pois et une tasse de café… Excellent ! Merci pour cette lecture réjouissante !