Recto
Le fait que sa jambe est restée à quelques millimètres de la mienne, le fait qu’un grain de beauté sur sa cuisse m’a tapé dans l’œil, le fait que quelques millimètres et des centaines de kilomètres ça ne change rien, le fait qu’il aurait suffi d’un mouvement pas fait exprès, une maladresse, une erreur pour que de quelques millimètres on passe à un seul millimètre puis à rien du tout, le fait que ce geste n’a pas eu lieu, le fait que je me suis dit que sa jambe était fine, plus fine que je ne l’aurai cru, le fait que ce millimètre n’a pas provoqué une gêne, seulement un regret, le fait qu’elle porte un short bien court, le fait que cela ne veut rien dire ou que cela peut vouloir dire tout, le fait qu’il suffirait de presque rien, le fait que ce n’était pas le moment, le fait qu’elle a mal quand elle court, le fait qu’elle m’a montré sur la jambe où elle a mal, le fait que l’épaule, je l’ai frôlée, le fait que cela non plus ne veut rien dire, le fait qu’on a beaucoup parlé, le fait qu’elle m’a raconté une fondue sur une plage de Thaïlande avec son père, le fait qu’elle marche sous la pluie sans capuchon ni parapluie, le fait qu’elle ne comprend pas qu’on puisse être raciste, le fait qu’on a croisé cet ami commun qui a dû penser je ne sais quoi, le fait que l’orage n’a éclaté que quand nous nous sommes trouvés à l’intérieur, le fait que l’œuvre était signée Chiharu Shiota, le fait que l’artiste a noué ce fil des milliers et des milliers de fois, le fait que le fil est rouge, le fait que ma voiture est rouge, le fait que mes chaussures et mon parapluie, qui n’a servi à rien, sont rouges, le fait qu’au moment de sortir de la voiture il a manqué ces quelques millimètres, le fait qu’elle a demandé au gardien du musée quelle était la longueur du fil, le fait que nous sommes passés devant Le cidre qui bouquine, le fait que c’était fermé et que nous y retournerons, le fait qu’elle a du linge à laver, le fait que sa jambe s’éloigne et que la porte de la voiture s’ouvre, le fait que la porte de la voiture se referme, le fait que je suis seul dans la voiture, le fait qu’elle portait un top vert, le fait que le vert et le rouge sont des couleurs complémentaires, le fait qu’elle me parle de ses filles, le fait que la grande est maniaque, le fait que la moyenne l’est beaucoup moins, le fait que ça crée des conflits, le fait que la petite est fan de ma voiture, le fait que les quelques millimètres deviennent quelques mètres puis quelques kilomètres, le fait que ce n’est que partie remise, le fait que j’aurais aimé que non, le fait que sa jambe à quelques millimètres de la mienne c’est bien, le fait que ses yeux sont bleus, le fait qu’elle a ri souvent, le fait qu’il n’y a pas eu de temps mort, le fait qu’il y a toujours un moment idéal, le fait que ce n’était pas celui-là.
Verso
Le fait qu’elle était presque aveugle, le fait qu’elle habitait le château du bois, le fait que ce n’était pas un château mais ce qu’on appelait un home pour personnes âgées, le fait qu’elle a été veuve la plus grande partie de sa vie, le fait que ce ne l’a pas empêchée de donner naissance à une dizaine d’enfants, le fait que sa langue maternelle, c’était le suisse allemand mais qu’elle ne l’a jamais appris à ses enfants, le fait qu’elle était servante et qu’elle a épousé le patron, le fait que ça n’a pas plu à tout le monde, le fait que son beau-père, à la fin, était assis sur une chaise au fond de la cuisine, le fait que ce qui comptait, dans la famille, c’était l’argent, le fait qu’on disait que chez les Tinguely on était de terribles rapiats, le fait qu’à leurs yeux elle est restée toute sa vie la bonne qui avait détourné le fils, le fait que le fils est mort jeune, le fait qu’elle lui a survécu, le fait que petit à petit ses enfants sont partis, le fait que les filles ont trouvé des maris, le fait que quand Germaine venait c’était pour l’argent, le fait que Thérèse et Edwige sont encore en vie, le fait que Marcelline a épousé un chanteur, le fait que les garçons aussi ont vécu des vies convenables, le fait qu’il y avait une petite fille à qui il manquait un bras, le fait que c’était la seule qu’elle reconnaissait encore au château du bois, le fait qu’il y avait cette tante qu’on avait déshéritée parce qu’on disait qu’elle était folle, le fait que la folie était un bon prétexte pour garder les sous, le fait que le beau-père disait qu’il était important d’avoir un grand domaine, le fait que le partage n’a pas été équitable, le fait que Germaine se plaignait d’avoir dû prêter de l’argent aux autres, le fait que quand le mari de Marcelline, le chanteur qui en vrai était vacher, avait dit qu’on prenait l’argent où il y en avait, Germaine était partie à pied du château du bois, le fait qu’il n’avait pas tout à fait tort, le fait que le péché d’avarice il faut s’en garder et que ce n’est pas facile, le fait qu’avec l’âge il lui revenait des expressions alémaniques, le fait qu’elle croyait les avoir oubliées parce que dans la belle-famille pas question de parler autre chose que français, le fait qu’il était plus jeune qu’elle et que ça ne plaisait pas à tout le monde, le fait qu’il leur avait dit que c’était elle et personne d’autre, le fait que même si longtemps après elle priait pour lui, le fait qu’elle voulait le rejoindre, le fait qu’on allait parfois la voir, le fait que c’est un vague souvenir, le fait qu’un jour on n’y est plus allé et que maman avait dit qu’elle était au ciel, le fait que la petite fille qui n’avait qu’un bras, c’était maman, que ma grand-mère s’appelait Marcelline et mon grand-père André, le fait qu’elle s’appelait Marie Tinguely, née Aerschmann à Alterswil, et qu’elle avait épousée Emile, le fils du vieux Pius dont on disait qu’il n’était pas commode, le fait que rares sont celles et ceux qui se souviennent d’elle, le fait que parfois, en ville de Fribourg, je croise la tante Edwige qui marche encore d’un pas alerte et qui retire son argent de la banque à la fin de chaque année pour déclarer moins de fortune aux impôts.
La précision des gestes, l’impression de temps suspendu, en attente du geste qui ne vient pas, le regard ému…quel beau texte, Vincent !
…ces quelques millimètres, ces millièmes de seconde.. merci pour ce texte du frôlement, des regards , de l’ordinaire et de l’instant fugace, des couleurs des vêtements, du dehors et du dedans des coeurs…