
Recto
Le fait qu’il n’y pense plus – de toute façon il ne peut plus en parler. Le fait que ce n’était pas une rencontre ordinaire. Le fait qu’il puisse difficilement survivre à ce télescopage. Le fait qu’une partie de lui est restée-là. Le fait que le blé n’avait pas été moissonné. Le fait que l’accident s’est produit avant le virage, alors qu’il entamait la monté. Le fait qu’il a été sonné. Le fait qu’il n’y pense pas. Le fait qui me trouble c’est l’absence d’observateur pour établir un témoignage formel. Le fait qu’il a le bel âge. Le fait qu’il était le seul passant, mais n’a pas été le seul impliqué. Le fait que le ciel était bleu, et la route dégagée. Le fait que lui seul a été heurté. Le fait qu’à cette heure-ci, il traverse un état critique. Le fait que l’heure estimée avoisinait quinze heures quarante-cinq. Le fait qu’il n’a rien pu dire. Le fait qu’il voudrait ne pas y penser. Le fait qu’aucune photo n’a été prise vers la cime des arbres, les troncs dénudés, la partie haute noircie. Le fait qu’il va rester dans cet état critique de fascination. Le fait qu’il a été pris en charge longtemps après avec des signes vitaux affaiblis. Le fait qu’il a perdu ses esprits vraisemblablement des suites du choc porté à la tête – effet rebond, percuté de plein fouet au bord de la route. Le fait qu’aucun témoin oculaire n’ait pu rapporter exactement les faits. Le fait qu’aucun bruit n’ait été entendu. Le fait que personne ne soit en mesure d’analyser les causes précises du choc, qui l’a précipité sur le bord de la route. Le fait qu’il y pense un peu. Le fait qu’une personne a perdu le contrôle après une violente embardée reste un scénario probable. Le fait que la naissance de l’énergie cinétique trouve son souffle dans le mouvement. Le fait que, malgré l’intervention incompréhensible de deux personnes peu après le choc, l’homme présente un traumatisme profond. Le fait que de l’alcool de menthe restait entêtante sur ses vêtements. Le fait que ses premiers mots ont été de dire qu’il se sentait bien. Le fait qu’il y pense encore. Le fait que ses proches regrettent qu’aucune enquête ne soit spontanément ouverte pour déterminer la trame invisible des circonstances de ce drame. Le fait qu’aucune investigation n’établira qu’un choc violent a eu lieu. Le fait que, pour une raison inexpliquée, son corps n’a pas été retrouvé gisant entre le bosquet et le bord du champ où le chemin force vers ce point de fuite. Le fait qu’il soit resté tout à fait conscient. Le fait qu’il y pense de plus en plus. Le fait que toutes nos pensées accompagnent ses proches qui ont demandé à éclaircir les causes du choc dévastateur qui a secoué ce paisible jeune homme. Le fait que des fleurs ont été déposées par des anonymes à l’endroit même avant le virage, au pied d’une croix.
Verso
Le fait qu’ici le relief ondule en douces perturbations de vallon en vallon jusqu’à l’horizon contraint par endroits, le fait que si tu as perdu une amie ce n’était pas une amie, le fait que personne ne nous attend au tournant, le fait que des haies soient plantées de charmes, le fait qu’on ne sache si c’est le vent dans les arbres ou le bruit sur les feuilles jusqu’à ce que l’orage en vagues sur l’eau clapote, martèle ses coups réguliers pour nous assourdir, le fait que tout baigne de mystère dans ces auges d’ours où se glisserait Ophélie, le fait que le minéral jalonne le sol, le fait que l’église romane et le logis fortifié s’effacent en contrebas du hameau, le fait que le bord droit s’imprime d’une bande rougie sur le bleu, le fait que le dispositif superpose passé, présent, et donne couleurs et paroles aux fantômes, le fait que tu sois absente, le fait qu’à cet endroit tout le paysage semble lessivé du ciel à la terre d’un remblai argileux et noir de ruines finement morcelées, le fait que le talus soit coiffé d’un rideau d’érables et de chênes, le fait que tu descendais vers moi à cette courbe où personne ne peut se rencontrer, le fait que tes pas bruissent, et soudainement traînent du gravier sous la semelle, le fait que ces touffes bougent sur la tache que fait ton corps dans la lumière de ma mémoire que je foule du son de tes pas, le fait que notre proximité dangereuse m’isole dans la torture d’être à tes côtés, le fait que le relief aussi préserve son palimpseste enherbé de voies romaines et de chemins de pèlerinage, le fait qu’on regarde la cime des arbres pour prendre de la hauteur, le fait qu’à partir de détails incompréhensibles je pousse des hypothèses qui courent sur la surface de mes rêves en symboles insaisissables, le fait que tu avais ce signe sur la partie charnue entre le pouce et l’index d’une croix marquée au stylo bille, le fait qu’une percée dans ce mur du réel ouvre vers l’opaque d’un autre mur qu’on ne peut pas déterminer, le fait que les ébauches, les tentatives à force de répétition finissent par émerger.
le fait qu’il y pense encore, le fait qu’il n’oubliera jamais
beau le changement de rythme au début de la partie 2, l’importance du mot « vallon » et cette alternance de verbes au passé et soudain au présent
je retiens aussi « le fait que ces touffes bougent sur la tache que fait ton corps dans la lumière de ma mémoire que je foule du son de tes pas, »
Merci Françoise d’être passée ici me lire !
Précision des sensations dans l’accident, de ce moment découpé en autant de séquences. Puis l’écriture qui accompagne le relief qui ondule et semble vallonnante aussi. Merci
Merci Louise pour ce retour à l’écoute.
« l’horizon contraint par endroits » comme la pensée contrainte du jeune homme, un beau mouvement entre recto et verso ;
« la lumière de ma mémoire que je foule du son de tes pas » ici les sens font mouvement. Merci !
Merci beaucoup Cécile pour ce retour.