Le fait que je me dis Tout ça pour ça, le fait qu’elle ait apporté ces roses insensées, le fait je suis bien obligée de reconnaitre qu’elles sont magnifiques ; le fait que je me demande où elle a pu trouver ces merveilles, de telles roses jaspées entre tons de chair et sanguine, le fait que tout l’étage défile pour les voir et se passe le mot et le fait que ça me fatigue, le fait qu’en même temps ça me rend un peu fière, le fait que les gens pensent que je suis aimée, le fait qu’en fait non pas tant que ça mais ça me fait plaisir. Le fait qu’elle est venue avec les deux, le petit tout pâle et hébété et le grand qui ne pouvait pas retenir ses larmes, le fait que je lui ai fait signe pour qu’elle remarque ces larmes, le fait qu’elle n’a même pas eu l’idée de le réprimander, de ça aussi je lui suis reconnaissante, le fait que je l’ai haïe jusqu ‘à aujourd’hui n’a pas empêché les roses, les gamins, et les longues coulées de larmes sur les joues de mon petit-fils. Le fait que je suis allongée ici, le fait que je sais que jamais je ne me relèverai, le fait que jamais non plus je ne sortirai de cet hôpital, le fait que maintenant elle gagne sur tous les terrains et toute la ligne le fait que ça ne me met même pas en colère, le fait que je ne ressens pas les piques de rancœurs habituelles, le fait que quelque chose de chaud est entrée dans mon cœur avec eux trois et ce bouquet de roses, ne m’étonne même pas. Le fait qu’elle ne peut jamais faire comme tout le monde, le fait qu’elle trouve des roses comme personne n’en trouve, le fait que sa chevelure volubile ne m’a même pas irritée alors que moi je cache mon crâne chauve sous une résille argentée, le fait que je peux d’ici contempler mes jambes qui n’ont pas changé, le fait qu’elles ont toujours été parfaites et ma fierté, le fait que je pense Tout ça pour ça la beauté déplumée sous résille argenté et mon corps sous un drap dans l’attente du linceul et les larmes déjà du petit-fils impossibles à endiguer, le fait qu’elle debout et pleine de vie comme une reine dans le plein de son règne, le fait que je m’en fous vient du fait que je vais bientôt mourir.
Le fait que Pablo Neruda avait trouvé son nom ailé (« les mots ont des ailes ou n’en ont pas… ») apporte quelque chose à l’histoire. Le fait que le président Pedro Aguirre Cerda ait demandé au poète-consul de faire immigrer des milliers d’espagnols vers son pays n’est pas anodin non plus. Le fait que 90% des réfugiés en question étaient communistes et 0, 6 % anarchistes est un peu gênant. Le fait que c’était un gros cargo de 9000 tonnes à l’abandon dans un port de Gironde et plus accoutumé au transport de minerais et de cacao qu’au transport de réfugiés devrait nous donner à penser. Le fait que Baldomero Farre avait créé un cinéma à Barcelone avec son épouse mais avait dû quitter la Catalogne par les Pyrénées et rejoindre la cohorte épouvantée de la retirada, le fait qu’il flottait désormais sur l’océan à bord du cargo ailé affrété par Pablo Neruda n’empêche pas qu’il ne soit pas mentionné sur la liste du poète reconnue incomplète, le fait qu’il n’était pas communiste, pas non plus anarchiste, simplement républicain et ami des uns et des autres le fait que pendant la traversée qui a duré quatre semaines, il a écrit à sa fille de trois ans, à sa femme et à sa belle-mère et ses trois lettres postées de Santiago en témoignent. Le fait qu’il ait été dénoncé à la police française par sa femme restait pour lui une question vaste comme l’océan et aussi obscure que les fonds marins, cela était, il en avait la preuve mais le fait est que cela était impossible bien que cela était indubitablement réel. Le fait que sa petite fille ne savait pas encore lire ajoutait à sa peine mais il avait compris qu’il fallait conjuguer le verbe espérer en se projetant très loin dans le futur. Le fait qu’il avait supplié sa femme de le rejoindre un jour à Santiago avec leur fille ne veut pas dire qu’il croyait à la réalisation de son désir, le fait est qu’il n’y croyait qu’à demi. Depuis trois ans déjà, les déconvenues, les rebondissements insensés et les soubresauts de l’histoire de son pays comme de son histoire maritale s’acharnaient sur lui. Le fait qu’il avait épousé une française ne lui avait servi de rien sauf à protéger sa fille qu’il avait sagement envoyé en France dès 1937. Le fait qu’il était considéré comme une lèpre arrivée sur les terres françaises par les Pyrénées ne le différenciait pas de ses malheureux compatriotes. Le fait qu’il faisait partie des 2500 privilégiés qui avaient pu fuir la France à temps n’a pas empêché son cœur de saigner quand, arrivé à Valparaiso le 3 septembre 39, il avait appris que la France venait juste d’entrer en guerre contre l’Allemagne nazie.
« le fait que maintenant elle gagne sur tous les terrains …le fait que je m’en fous … »j’aime cette posture d’observatrice de celle qui finalement et pour cause s’en fout. Faut-il attendre ce moment pour observer et s’en foutre ? ton texte m’offre à 21.30 un dimanche d’été cette interrogation… merci!
Merci à toi Eve, parait en effet que l’apaisement est possible à l’heure imminente, bonne réflexion…
« Tout ça pour ça la beauté déplumée sous résille argenté et mon corps sous un drap dans l’attente du linceul et les larmes déjà du petit-fils impossibles à endiguer, le fait qu’elle debout » poignant cette voix avec ses roses et sa fureur retenue
Le recto et le verso : cet écartèlement entre une voix intérieure au présent, ce je qui parle d’elle et d’une autre, au cœur du subjectif et de l’intime… Cette voix neutre qui narre et objective des faits historiques et biographiques et fait néanmoins résonner une histoire intime emportée par l’Histoire. Pourrait imaginer d’appliquer à la première « histoire » la méthode appliquée à la seconde et inversement? ( c’est hyper confus désolée- il parait que les filles sont toujours désolées je vient de lire ça dans un livre de C. Laurens- ) Merci aussi pour la découverte de Baldomero Farre qui vient s’ajouter à la voix que j’entends dans la fiction de Merce Rodoreda…
merci mille fois Nathalie, Baldomero illustre inconnu pourtant