
RECTO
Je suis sa plus ancienne amie. Elle a toujours eu de ces façons de dire les choses. Ça faisait la fierté de sa tante, mais au village les gens la trouvaient spéciale. J’aimais qu’elle soit spéciale. Ça ricochait sur moi. Il fallait tout lui apprendre dans certains domaines : l’élastique, les secrets partagés, plus tard la musique pop et les mots à la mode. Mes trois sœurs avaient essuyé les plâtres, alors j’étais autrement plus dégourdie qu’elle. C’est pas simple d’être en même temps l’aînée et la benjamine. Aujourd’hui, je dirais que c’était une gamine fantasque, mais à l’époque c’était mon amie particulière.
J’étais venue la voir pendant la première saison aux alentours du 14 Juillet. J’avais profité d’un pont et de mon permis de conduire que l’étrennais. Je savais qu’elle travaillait, mais cela ne me gênait pas d’attendre. C’était assez cocasse de la retrouver dans une autre station, faisant le service en petit tablier blanc chez des étrangers, alors que je l’avais vu à tous les âges aider dans le café de sa tante. Elle m’avait donné la clé du petit cagibi où ils l’avaient logée… Il n’y avait qu’une petite lucarne difficilement accessible, mais qui donnait une grande lumière dans le réduit et la chaleur qui allait de pair. Une radio braillait dans le laboratoire tout proche. Je suis restée assise sur un antique lit de camp de toile écrue, farinée. Cet été-là, elle n’avait emporté que des livres obligatoires, des livres ennuyeux sur l’Europe, les financements de l’agriculture, la géopolitique des Balkans. Elle était trop jeune alors et ne savait pas les lire. Elle attendait trop d’eux, comme de ses amants d’alors. Elle ne savait pas non plus quoi en faire après quelques tentatives décevantes. L’intérieur d’un livre de nouvelles était annoté d’une autre écriture que la sienne et cela m’avait intriguée. Je me suis assoupie un moment. On dort à la moindre occasion à cet âge-là. Un peu groggy, j’ai voulu prendre une tasse de café à la pâtisserie. Elle m’a discrètement déconseillé la tartelette aux framboises. « Antédiluvienne ». Je ne connaissais pas le mot, mais la grimace qui allait avec m’était familière. J’ai pris un millefeuille. C’était quelque chose de manger un gâteau, seule à une petite table, de boire du café, d’être venue en voiture et de la voir travailler ailleurs. J’ai cru que nous étions grandes, désormais. Tirées d’affaire… Je voyais aussi comment les hommes la regardaient. Les plus âgés. C’était toujours comme ça avec elle, depuis ses quatorze ans, elle en paraissait trois de plus. Elle ne connaissait pas sa chance. La plupart étaient mariés, mais quelle importance ? On n’avait pas de compte à rendre, au moins. Je rigolais moins au salon avec les clientes. J’ai croisé le regard de sa patronne. Elle est vite allée voir ma consommation avait été correctement notée. Elle m’a apporté l’addition avec un mauvais sourire. Je travaillais de puis trois ans déjà. J’ai pris mon beau portefeuille rouge en cuir dans mon sac à main et je lui ai tendu un billet de deux cents. Derrière elle, j’en connais une qui buvait du petit lait en échangeant des regards entendus avec un grand flandrin de mitron.
Longtemps, je m’en suis voulu de ne pas lui avoir proposé quelque chose de fou. Partir, ensemble, dans mon auto. Faire un bras d’honneur par la fenêtre à sa patronne. Cracher sur un salaire qui pourrait tout juste lui permettre de s’acheter un blouson avant la rentrée. Être en vacances, nous et pas seulement les touristes qui occupaient la montagne été comme hiver. J’aurais voulu qu’elle soit épargnée. Quelle ne fasse pas la mauvaise rencontre. Que nos vies ne soient qu’une longue partie de rigolade.
VERSO

Les plus anciennes amitiés sont sans commencement. La mémoire n’est pas si remarquable qu’elle conserve l’image d’une rencontre avant la marche et la parole. Il y a ensuite des familles, un voisinage pour tenter de remédier à cette absence de point de départ. Heureusement, personne ne parvient à s’entendre sur le sujet et pendant ce temps-là, les petites filles jouent et s’en moquent. Elles savent bien où cela s’est toujours passé, aux montagnes jeunes. C’est suffisant pour nous et, en dépit des mariages, des déménagements, des séparations, des orientations, des goûts et des couleurs, nous ne nous sommes jamais perdues de vue.
(…)
Quels beaux portraits et si délicieusement écrits. Sweetness.
« les plus anciennes amitiés sont sans commencement » et d’autres merveilles. Merci
moi aussi, j’aime beaucoup « les amitiés sans commencement » et le déroulé de cette amitié, ce qu’elle aurait pu être inclus. merci
« J’ai cru que nous étions grandes, désormais. Tirées d’affaire… »
Beaucoup aimé percevoir dans le récit toute l’attente d’une vie pas encore vraiment commencée et le désir de quelque chose d’autre, indéfinissable
« Longtemps, je m’en suis voulu de ne pas lui avoir proposé quelque chose de fou. Partir, ensemble, dans mon auto. » Oui, ça aurait été fou ! peut être ça la vraie vie ?
salut Emmanuelle, merci pour cette exploration « en dépit des mariages, des goûts et des couleurs » !!
Chère Françoise,
Dans notre lointain côtoiement tu m’es d’emblée apparue comme une femme en route. Si je devais écrire cette autre vie, je penserai à toi pour la Thelma au volant. Ton message, comme celui de Nathalie, sont le signe que je suis sur la bonne voie des grandes amitiés de femmes, de celles de notre génération. Merci
demeurer en route, un vrai objectif sans doute.. ne pas lâcher, ne pas s’arrêter, ne pas offrir de prise et persister dans l’effort, aussi avec le corps
tellement honorée par ton si beau message, Emmanuelle…
(j’espère qu’on sera à la hauteur ! et surtout continuons la rencontre…)
j’aime beaucoup le ton un peu décalé acidulé qui brouille la géographie, voire l’époque ( Les plus anciennes amitiés sont sans commencement). Les mots: spéciale, fantasque, cocasse, « antique lit de camp de toile écrue, farinée. » qui dialogue avec un peu plus loin « géopolitique des Balkans « , groggy, « antédiluvienne »… « qui buvait du petit lait en échangeant des regards entendus avec un grand flandrin de mitron. »… et le portefeuille rouge… et le regret de ne pas… Merci
Merci Nathalie pour cette lecture en surbrillance, très précieuse. Elle me rappelle ce passage dans La Formation de l’acteur, où Stanislaski explique comment, à la première lecture d’un texte, quelques petits points lumineux se dégagent… peut-être le connais-tu ? Il m’accompagne depuis mes plus de trente ans dans cette heureuse approximation. Avec quelques points de lumières, on peut tracer un chemin. Dans le texte qui m’occupe, ce rappel me montre la voie suivie et à suivre encore, puisque ton passage la montre suivable.
Elle est très belle, cette idée des petits points lumineux qui se dégagent à la première lecture d’un texte. Il y en a des qui brillent fort dans votre texte.
superbe ce verso !
Les plus anciennes amitiés sont sans commencement…une phrase comme celle-là fait revisiter les amitiés de la lectrice de tes mots que je suis ce soir…et ce pourrait être pour une partie de la nuit ! merci à toi