#rectoverso #09 | BN, couteau X-acto et coin lecture

Seul bureau à tiroirs, bureau pour personne, tiroirs inutiles, vides. Dans le deuxième, un paquet de BN, de BN uniquement. A la télé, on chante donne-nous des BN. Un seul paquet ici, un seul parfum. Fraise. À la fraise les petits Gervais, à la fraise les BN. Paquet parallélépipédique, papier blanc gaufré, ouverture sur le sommet -de sommet qu’ont seuls les triangles, les triangles tracés au compas, six arcs de cercle font un triangle- , et dans le deuxième tiroir, des BN, ouvre le tiroir, donne-nous des BN, le biscuit, deux biscuits au chocolat collé, biscuits mous, et le mot qui ne vient pas, le mot d’avant, celui d’avant les sachets individuels, celui des biscuits qui ont cessé de craquer sous la dent, qui ont perdu de leur mordant, des biscuits comme ceux avalés sur la plage avec cuillerée de confiture à l’orange glissée entre les deux biscuits nature, et la confiture qui les colle, en fait comme un sandwich, comme un BN, comme un biscuit du commerce, mais avec ce goût dispersé, ce goût d’origine, ce goût vendu, ce goût promis, donne-nous des BN, ce goût devenu celui savonneux des biscuits au paquet trop longtemps ouvert, au goût perdu avec le mot, pas émacié, pas évadé, un mot de manque, de manque de goût, de manque de fermeté, un goût de trop attendu, d’économie, de biscuits qui signent le progrès, la fin de la guerre, et du mot parti mais auquel se mêle le sel de la mer sur les jambes, la serviette dans laquelle on se blottit, les dents qui claquent et la peau qui bleuit pour s’être trop longtemps baigné, et entre les doigts gondolés le biscuit ramolli par l’air, la lumière, l’économie de ceux qui font durer… Biscuit éventé. 

Le couteau X-acto n’a rien d’un couteau. Impossible de le confondre avec l’Opinel, le petit au manche jaune et chaînette pour l’accrocher au passant du short, le Laguiole du grand-père qu’il sort religieusement -lui qui n’entre jamais dans une église, se tient sur le parvis lors des enterrements ou mariages avec les autres hommes, les rouges- n’y a-t- il que des hommes chez les rouges?, se demande l’enfant- et comment a-t-elle réussi à l’entrainer jusqu’à l’autel, la grand mère? Est-ce la grand-mère ou sa propre mère qui l’y a poussé, jusqu’à l’autel?- n’empêche que maintenant c’est dehors qu’il reste, qu’ils restent, droits et fiers, sérieux comme un pape (maintenant pape peut se penser au pluriel. Hérésie), debout, cigarette aux lèvres qu’on écrase quand s’ouvre la grande porte, debout, endimanchés quand même, droits, fiers comme le premier mai quand ils vont manifester. Non le couteau X-acto n’a rien d’un couteau, ni de l’Opinel qui marque l’été, ni du Laguiole que le grand-père sort à table. Il est tranchant. La lame se découpe. Couteau pour couper le Balsa, à manier précautionneusement, à prononcer avec volupté : X-acto. 

Une moquette incongrue. Autorisation de s’allonger. S’allonge le privilégié, s’allonge le rapide, comme dans un lit, comme dans sa chambre alors que là, dans la salle de classe. Pas au coin, pas au petit coin -autre lieu de lecture, plus intime-, allongé dans le coin lecture, allongé dans le coin de soi, le plus intime, lecture silencieuse. Au-dessus, des dos d’élèves plus lents, attachés à leur exercice –tripalium-, quand toi libéré. Moquette et coussins ici, couverture punaisée à l’arrière de l’escalier de bois là, ou couette maintenue avec les coudes, ou deux arbres, tout peut faire cabane, un livre ouvert, les pages levées haut pour dissimuler les visages du wagon, ou simplement, à défaut de mieux, enlever ses lunettes et faire reculer le monde, faux monde, l’agité. Ici une moquette, rêche, rase, grise, quelques coussins, une île, et autour de soi, comme des phares, les livres qui veillent.