Je suis la seule enfant à être restée si longtemps seule à San Pedro, c’est-à-dire sans ma mère ni mon père. Il faudrait tout raconter mais ça prendrait des plombes sur le temps que la vie me laisse. Et ça apporterait quoi? Quelques larmes? De l’espoir (ce qui ne te tue pas en couches te rend plus forte)? Ce n’est pas qu’on s’en moque. Mais l’histoire viendra si elle doit être écrite. Je l’écrirai peut-être. Je l’ai promis mais je connais la valeur des promesses, surtout des miennes. Je suis née là, d’une mère morte de ma naissance. Le jour-même, Maribel Torres m’a accueillie, elle m’a donné son sein, m’a nourrie de son lait venu quelques jours plus tôt pour Mariana. Avec elle, ma soeur de lit, je suis allée à l’école, j’ai joué. Je l’ai défendue, si tu la touches je te tue. Avec les garçons je me la donnais, elle, elle avait peur des coups, des cris. Sa mère Maribel ne criait jamais, ne nous frappait jamais. La porte de sa chambre était ouverte toute la journée. Nous y étions peu, toujours à cavaler. Mais la nuit, Maribel fermait. Elle ne pouvait dormir que face à la porte après avoir vérifié qu’elle était bien fermée. Parfois, je l’entendais se relever dans la nuit pour vérifier le cadenas. À San Pedro, les portes des chambres ne sont pas fermées de l’extérieur comme dans les autres prisons. J’ai compris longtemps après en être sortie que c’était exceptionnel. Après avoir fait notre toilette, nous partions chaque matin de la semaine pour l’école. Nous étions de celles qui allaient à l’école dans la prison. Nous partagions le même pupitre. Parfois, lorsque nous dessinions, nous partagions aussi le même dessin, mêlant nos crayons et notre imagination. Elle dessinait très bien les animaux et les femmes, j’étais plus douée pour les paysages. Dans la chambre, Maribel collait nos dessins sous l’image de la Vierge et du Christ, et de quelques chanteurs. Le scotch tenait mal sur le mur terreux et les dessins ne restaient pas longtemps, sauf un sur lequel Mariana avait écrit « Munayki, mamay ». Elle parlait quechua avec sa mère et moi, espagnol en dehors de la chambre. Puis, quand il est venu faire la classe, Pedro nous a appris le français que Mariana avait du mal à retenir, ce qui nous faisait beaucoup rire. Quand elle ne comprenait pas, elle me regardait, gonflait les joues et pouffait. Toutes les deux, nous inventions notre langue. Nous allions partout dans la prison, reçues comme un porte-bonheur par celles et ceux qui ne l’avaient jamais approché, le bonheur. Elle me tenait la main dans les coursives, en traversant les cours, en regardant les hommes jouer au foot ou au billard. Chaque soir, elle me brossait les cheveux. Je m’asseyais sur le saut en plastique bleu que je renversais devant notre chambre; je regardais les pigeons sur le toit de tôle en face pendant que la brosse démêlait mes cheveux et que Marina chantait. Elle s’endormait toujours avant moi, tournée contre moi, dos à sa mère. J’ai longtemps cru qu’un lit était fait pour trois. Les premières fois où je me suis réveillée sans entendre leurs deux respirations, j’étais terrorisée. Quand j’ai quitté San Pedro, j’ai laissé une lettre à Mariana, sans adresse. La lettre était longue. J’y avais mis les mots que nous échangions, nos mots à nous et des mots en français que nous étions à peu près les seules à comprendre là-bas.
La lettre, je l’ai toujours. Je me souviens de ce que j’ai ressenti quand elle me l’a donnée. Je l’ai gardée longtemps dans les mains, longtemps. Après qu’elle est partie, je suis restée debout derrière la grille du portail, sans pouvoir bouger, tenant la lettre à deux mains contre mon coeur. C’était un coeur d’adolescente qui perdait une soeur. La lettre est dans la bible posée sur l’étagère de ma chambre. Je la relis souvent. Je me souvient de nos escapades, de nos rires, nos moqueries adressées aux mecs, surtout lorsque nos corps ont commencé à changer, elle s’allongeant, moi m’arrondissant. Nous nous parlions peu. Être ensemble nous suffisait. Aux autres, nous ne parlions pas. Nous écoutions les femmes. Les fanfaronnades des garçons nous laissaient froides. Elle, parfois, elle répondait quelques mots brefs, percutants, comme le coup qu’elle envoyait dans la foulée. C’est comme ça qu’on se fait respecter, elle disait. Les mecs se moquaient de celui qui avait pris une claque. Si c’était un coup de genou, alors ils se mettaient à leur tour à le tabasser. Elle connaissait les hiérarchies. Une claque, c’est un peu comme ferme ta gueule, tu me soules. Le coup de genou dans les couilles, c’est un geste défensif. Et on ne touche pas à une femme, sauf si c’est la sienne. Il y avait quelque chose de clair que tout le monde devait apprendre: personne ne devait nous toucher. Elle avait toujours un couteau sur elle. Je l’ai vue souvent le manipuler. Son regard changeait quand elle sortait la lame. Le soir, pour m’endormir, je lui caressais les cheveux, pendant que ma mère caressait les miens. Un jour, dans la salle de sport et elle m’a appris comment mettre un coup de genou à un homme. Nous étions seules. Elle s’est approchée du sac de frappe et a commencé à frapper, frapper, frapper. Je riais. Plus je riais, plus elle frappait fort, genoux puis poings. Je me souviens encore de l’impression que ça me faisait, ce rire qui venait de si loin, du fond de mes entrailles, du fond de l’histoire des femmes tabassées par leur mecs. Je me suis fait pipi dessus tellement j’en ai ri de la regarder s’escrimer, du genou, contre un sac plus lourd que nous deux réunies. Dans le gymnase résonnaient mon rire et le bruit des coups dans le cuir. J’entends encore son souffle lorsqu’elle frappait, regarde Mariana, comme ça, regarde, comme ça, et de ses cheveux collés sur le front et les joues par la sueur. C’est Pedro qui nous a éloignées quand il nous a appris à lire puis qu’il nous a enseigné le français, en douce. J’aimais qu’elle me lise des histoires quand je la brossais. Elle, elle aimait me les lire. Quand elle a commencé à lire les livres écrits en français que lui donnait Pedro, elle a cessé de lire pour moi. Elle a lu seule. Elle restait sur la coursive la nuit, sous la faible loupiote, longtemps après que je m’étais endormie. J’étais triste de ne plus sentir son corps, de ne plus pouvoir lui caresser les cheveux en m’endormant. Quand je sors la lettre de la bible, la tristesse est là. Un temps. Puis je souris à l’image de deux gamines cavalant parmi des tueurs tatoués qui nous caressaient la tête en nous disant de faire attention. Attention à quoi? À la vie?
dingue à quoi ça ouvre… merci
oui, c’est dingue, ça se pose presque tout seul, suffit d’avoir la consigne. Merci à toi pour l’ouverture des portes
Ça envoie du lourd… bravo et merci.
je ne sais pas si c’est du lourd, mais il y a quelque chose qui se tisse, oui
merci pour ton retour Philippe