RECTO
Tous les jours nous faisons les cent pas ensemble dans la cour tout en jetant un coup d’oeil aux élèves. Nous parlons peu. Ce garçon est un taiseux. Il est un peu plus âgé que moi, plus riche aussi, fils d’instituteur, époux d’institutrice. Lui, ce qui l’intéresse, c’est les avions. En construire, en piloter. Et l’informatique. C’est un as en informatique, un as en mathématiques. Ce garçon est brillant. Et en sport, c’est le meilleur d’entre nous. Imbattable. Il court comme un lapin sur le cours de tennis, file toujours devant et sans effort sur les pistes. Il est doué. La politique, il s’en fout. Son mot, on le zigouille: l’assassin, le violeur, le dictateur, le voleur, il les zigouille. Pas facile de le faire changer d’avis. Un avis tranché il a. Ce n’est pas un bavard. Les débats, les longues discussions, ce n’est pas son truc. Les discussions politiques, je les ai ailleurs, le soir. Mais identifier un avion au son du moteur, aux traces qu’il laisse dans le ciel, ça il sait faire. Ce garçon m’épate. Mais s’épancher, il ne sait pas. Encore moins que moi. On marche les mains dans le dos, nos blouses passées sur nos vêtements, tu ne le verras jamais en costume, lui -il ne s’embarrasse pas de tenue. On peut passer la récréation sans dire un mot. À moins que je ne lui pose une question sur un article de Science et vie. Là, c’est parti. Ce qui n’est pas toujours clair pour moi, il peut me l’expliquer en détails, clairement. C’est un puits de science, ce garçon. Petit, le crâne déjà dégarni, une barbe taillée en collier, il ne paie pas de mine. Mais quand un sujet l’intéresse, alors là il est intarissable. Mais les voleurs, les violeurs, les assassins, mais aussi les vieux, et tout ce qui dérange, pas de quartier, il les zigouille.
VERSO
Quand il a été nommé dans mon école, quand j’ai su qu’il allait enseigner dans la classe d’â côté, que nous passerions toutes nos récréations ensemble, sans autres collègues, j’ai été inquiet. Je n’aime pas les bavardages. Nous ne nous connaissions pas, je savais qu’il était plus jeune que moi. D’emblée il m’a plu. Il aime les mathématiques. Il prend des cours de géométrie, le soir. Et quand il était en Algérie, il s’était inscrit à des cours de mathématiques, par correspondance. Il est sportif. Mais il est plus curieux que moi, plus sociable aussi. Il est jeune. Il aime rire, il aime discuter. Et la politique. Il voudrait absolument que je m’intéresse au monde, aux inégalités sociales, aux injustices. Tandis que je suis enfermé dans mon bureau à construire des circuits électriques, il court les réunions politiques, débat sur tel ou tel projet de loi, discute avec des ingénieurs-conseils pour faire bâtir ici une médiathèque, là un stade. Ce sont des réunions plusieurs soirs par semaine, je me demande où il puis l’énergie. Et il lit sans cesse. Pas seulement Science et Vie mais des livres. Ça l’épate que je puisse identifier un Boeing 747. Moi, ce qui m’épate, c’est qu’il puisse lire Dostoïevski, Tolstoi ou Camus. Je ne suis pas bavard, et en dehors des avions et de l’informatique, il n’y a pas grand chose que je connais. Nous restons souvent de longues minutes à marcher dans la cour, nous faisons des allers retours, comme d’autres font des longueurs de piscine, nous faisons des longueurs de cour, et souvent sans un mot, et parfois je mes demande s’il s’ennuie avec moi, s’il ne me trouve pas un peu vide. Sur un cours de tennis j’ai du répondant, mais quand il veut parler politique je suis bien à la peine.
les deux textes se répondent magnifiquement comme la balle de tennis et cette possibilité de se parler – même qu’un peu – avec tant de différences…. ode à la tolérance, merci!
Merci Eve pour ce retour encourageant.