#rectoverso #08 | Lucienne Sarraute raconte Nathalie Panhard

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#08 | Lucienne Sarraute raconte Nathalie Panhard

Et voici la 8ème proposition, donc à moitié de ce cycle dont l’exploration a commencé sur une très vague intuition, cette idée de propositions doubles, avec deux approches complémentaires au même point.

Alors double résolution : on fête la mi-parcours avec une proposition plus libre, moins technique, juste s’offrir petite incursion narrative. Mais, de mon côté, tenter de continuer d’essayer de comprendre (avec quatre verbes ça pourrait) cette intuition de propositions recto verso.

En remontant par exemple à ce cycle récent, où il ne s’agissait pas de partir en quête de mémoires ou souvenirs d’enfance, mais d’en comprendre la méthode même, ce vers quoi ouvrait, pour le présent et pour le rapport à soi-même, ce fractionnement lumineux de l’enfance. On s’était appuyé, pour l’ensemble du sommaire de ce cycle «enfances», sur deux livres à la fois si opposés et si jumeaux, Une enfance berlinoise de Walter Benjamin et Enfances de Nathalie Sarraute — et cette alternance sans doute présente dans la première intuition du cycle à proposition double.

Et comment ne pas revenir à Nathalie Sarraute dans ce cycle, une fois de plus à Nathalie Sarraute.

Reparcourant Enfances, je relis deux séquences, l’une à propos des après-midi avec pour compagnon de jeu Pierre Laran, «l’enfant vieux», l’autre avec une compagne de classe, Lucienne Panhard. Ce sont les deux seules fois où la narratrice d’Enfances construit la totalité d’une séquence sur un portrait, complexe et serré, incluant le contexte, depuis un être du même âge que la narratrice, garçon dans un cas, fille pour l’autre (mais ça n’a pas vraiment d’importance).

Lé séquence «Pierre» est plus longue que la séquence «Lucienne», la deuxième juste une double page, en quatre paragraphes, avec un premier qui aurait fonction d’exposition, la fin du troisième une figure quasi allégorique ou en tout cas poétique (la petite balle de caoutchouc qu’on lance et relance le plus haut possible), avant une fin en deux lignes qui pour moi est le thème même de cette proposition #08: «Nous ne nous parlons pas beaucoup, et je ne sais pas ce qui fait que je ne m’ennuie jamais avec elle, ni elle, il me semble, avec moi.» Nous, nous, elle, elle, moi.

Et le fait que cette séquence «Lucienne» ne comporte aucun dialogue (juste les phrases de service, quand la petite narratrice sert les clients dans le café que tiennent les parents de son amie (à l’enseigne du «café Panhard», rien à voir avec la famille Panhard-Levassor et le sordide mariage forcé au service de Marcel Duchamp), contrairement à la séquence «Pierre». On laissera donc tomber les dialogues pour notre proposition, c’est même ce manque (ça n’empêche pas, d’ailleurs, les paroles rapportées au style indirect), et ça nous aidera pour construire la narration.

Portrait complexe, mais exercice classique, le retour à amie d’enfance, proche ou pas, relation qui a été déterminante, ou en tout cas importante, mais sur une période déterminée, et pour laquelle il est nécessaire de reconstruire un souvenir que la mémoire immédiate ne propose pas d’emblée (par exemple, dans la séquence «Pierre», l’imaginer d’abord avec le chapeau et le costume de son père, pour retrouver ses propres traits). Oui, mais nous, on est dans le recto verso.

Et ma proposition, si simple qu’elle soit, si hors technique qu’elle soit, puisque pour fête le «bridge» de mi-parcours du cycle, va peut-être se révéler infiniment difficile : mais c’est comme ça que naissent les meilleurs textes.

Nathalie Sarraute, dans Enfances, installe une narratrice (distinction aussi importante qu’elle l’est dans La Recherche, ici dans la séquence «Lucienne» la narratrice à 11 ou 14 ans, quand Nathalie Sarraute en a 84…) qui elle-même propose un portrait de cette amie Lucienne, dont on ne saura que le peu d’éléments retrouvables : le parc Montsouris, le petit bistrot de quartier avec les habitués, le menu du goûter au même comptoir («Pour notre goûter, elle nous laisse choisir sous la cloche de verre un croissant ou une brioche ou une madeleine», tout tient… à la cloche de verre, non?), et ces jeux : la corde «jusqu’au vinaigre» (je ne sais pas ce que recouvre l’expression), et la «petite balle de caoutchouc qu’on lance et rattrape et de plus en plus haut, et qui semble ici bien plus proustienne que la madeleine précédemment citée…).

Et puis cette phrase, nous, nous, elle, ni elle, moi.. presque comme du Maurice Scève, tout à la fin.

Alors la proposition était là. Recto : on reprend le dispositif Sarraute, la narratrice installée par l’autrice racontant ces bribes resurgies d’une compagne de classe, depuis son visage («ses deux grosses nattes dorées que sa mère met longtemps à tresser») jusqu’à la petite balle de caoutchouc lancée contre le ciel. Et alors pourquoi pas, verso : vous reprenez le même texte, comme en décalcomanie, mais cette fois c’est le personnage lui-même, donc ici Lucienne, qui raconte son amie la narratrice, «le même âge que moi à deux mois près et la même taille», vous voyez bien que la même phrase va de la narratrice à son personnage comme elle peut aller du personnage à la narratrice.


Et comment, si la narratrice est écrite par son personnage, cela ne remonterait pas, comme par irradiation, jusqu’à l’autrice, la Nathalie Sarraute qui, deux reprises seulement dans son livre, convoque, par Pierre Laran et Lucienne Panhard, un double de son âge ?

Ultime remarque : chez Nathalie Sarraute, Pierre et Lucienne, deux relations d’enfance. Pour nous, compte plutôt cette gémellité provisoire, mais peu importe le lieu, peu importe l’époque.

Étrange proposition, deux textes jumeaux, chaque fois un narrateur (ou une narratrice) construisant portrait et situation, contexte, d’un personnage dans un créneau de temps précis ? Oui, mais reste la dissymétrie originelle.

Et, on le répète, la liberté d’un écart pour cette proposition «bridge» de mi-parcours, et surtout : vive la fiction. On en a tant besoin.

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5 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Lucienne Sarraute raconte Nathalie Panhard”

  1. Quand on saute à la code on « fait vinaigre » quand on tourne la corde de plus en plus vite pour sauter de plus en plus vite. Un truc de filles !

  2. que de conviction dans la voix et ça fonde l’atelier…
    on ne peut qu’être stimulés !!
    merci merci… je veux bien faire vinaigre avec Émilie !

  3. Une question technique plus qu’un commentaire: je ne parviens pas à trouver le lien vers les textes de Nathalie Sarraute… Y en a t-il et si oui comment puis-je y accéder ? Merci

  4. première fois François, mais qui tombe tellement juste avec l’idée de ce cycle, merci et bravo pour cette proposition miroir qui me réjouis d’avance !!