#rectoverso #08 | N.Sarraute | Coco

Recto

Avec Coco, les jeudis, c’était notre grand luxe. Notre manière à nous de tordre un peu la ligne droite de la semaine, de glisser du côté des images, des couleurs, des choses inutiles. On partait souvent en début d’après-midi, jusqu’à Saint-Michel ou Odéon, parfois un changement pour aller flairer une galerie plus lointaine — rue des Beaux-Arts ou du Cherche-Midi. Colette aimait les détours. Elle disait que la ligne droite était « un truc d’ingénieur », et que les artistes, eux, passaient par les chemins de traverse. Le ton était décidé, mais toujours un peu flou, comme tout ce qu’elle lançait en agitant ses boucles et son eye-liner trop épais. Dans le métro, la ligne 4, elle observait les gens comme s’ils faisaient partie d’un tableau en mouvement, elle inventait des vies, chuchotait des dialogues imaginaires, griffonnait parfois des silhouettes dans son carnet calé entre ses genoux et son sac débordant.

Son sac ! Une véritable caverne. On y trouvait de tout : des bâtons de pastel gras sans bouchon, des carnets cornés, des miettes de pain, un vieux ticket de musée, deux rouges à lèvres, une boîte d’aquarelle, un peigne cassé, un gant orphelin, parfois même un morceau de pomme enrubanné dans un mouchoir. Elle fouillait sans relâche, pour trouver un stylo, une épingle, un miroir, et ressortait toujours autre chose. « Je suis une sorte de marchande ambulante », disait-elle, en souriant, en poudrant son nez dans le reflet crasseux de la vitre du métro. Le maquillage chez elle était un jeu sans règle : trop de khôl, du fard mal estompé, mais une allure. Une allure impossible à décrire, un mélange d’ado en fuite et d’artiste en quête de ses pinceaux.

Elle n’aimait pas l’école, ça non. Le mot même la faisait grimacer. « Les notes, c’est pour les balances ». Elle vivait ailleurs, dans les galeries, dans les dessins accrochés de guingois, dans les tableaux où il y avait encore quelque chose à dire. Devant certains, elle restait longtemps, en silence, tête penchée, yeux plissés, comme si elle tentait d’entendre quelque chose de l’intérieur de la toile. Moi je regardais ses mains, tachées d’encre et de crayon, quand elle sortait son carnet, elle dessinait ce qu’elle ne disait pas. Et c’était beau.

On s’arrêtait ensuite quelque part, une discothèque, un café ou un banc, parfois même sur les marches du Panthéon. On refaisait le parcours et le monde déjà. Colette mimait les galeristes, critiquait les encadrements, s’émerveillait d’un détail qu’elle seule avait vu. Elle parlait lentement en rêvant, les mains pleines de pigments et de miettes. Elle riait en posant les mains devant sa bouche pour cacher quelque chose, peut-être. Mais moi, ces rires-là, je les ai gardés comme des couleurs dans ma mémoire. Des jeudis pleins, débordants de bonheurs et d’interdits.

Verso

Elle, c’était une élève modèle. Je le disais sans moquerie, ou alors avec juste ce qu’il faut de moquerie pour que ça ne devienne pas de l’admiration pure. Une constatation, oui. Elle avait ce truc… posé, calme, presque scientifique dans sa manière d’aborder les choses. « Tu es posée comme un presse-papier », je lui lançais. Elle riait, un peu gênée. Moi je croyais qu’elle cachait quelque chose. On n’est jamais aussi sage sans trafiquer un peu derrière.

Quand je venais déjeuner chez elle certains midis d’école, j’entrais dans un autre monde. Elle avait ses rituels. Avant même de poser mon sac, elle avait fait les lits, essuyait la table, remettait les chaises bien droites, ouvrait la fenêtre « pour aérer les idées ». Je la regardais faire en m’écroulant dans le canapé-lit, mon sac dégoulinant de papiers, de crayons, de miettes de pastel, de choses sans nom. « T’es une maniaque », je grognais, « c’est presque médical ». Mais je restais. Je ne partais jamais avant la fin du repas – pain, camembert, saucisson – et je la regardais replier les serviettes, remettre les couverts à leur place, ranger le pain dans son torchon. Ça me reposait, peut-être. Son maniaque, c’était ma pause.

Elle avait de super notes. Des copies sans faute. Des classements dans tout, même dans ses pensées. Je me moquais : « Décoratives, tes notes, comme des coussins bien gonflés sur un canapé ». Mais je lui demandais souvent ce qu’elle pensait, parfois, elle me répondait si vite, si clairement, que je ne savais plus si c’était elle ou moi qui avais eu l’idée. On décidait ensemble. On tombait d’accord presque toujours. Même goût pour les différences, même méfiance pour les vitrines trop bien éclairées.

De nous deux, on aurait pu croire que c’était moi la plus libre, l’excentrique, celle qui déborde. Peut-être. Mais parfois je me demandais… si ce n’était pas elle, la vraie dévergondée. Avec ses jupes bien sages, ses fiches de révisions, ses lits faits, mais un feu dessous, lent, obstiné. Une liberté enfouie qui ne demandait qu’à s’ouvrir comme une fleur carnivore.

Je disais d’elle : « Elle est folle, d’une folie douce on ne s’en méfie pas », c’était son talent. Mais moi je voyais. Je voyais cet œil qui brillait trop longtemps quand quelque chose la touchait. Ce n’était pas de l’émotion, c’était un orage prêt à rompre. Je le savais. Et je crois qu’elle savait que je savais.

Aujourd’hui encore, je me demande. Qui, des deux, était la plus déroutante ? La plus débridée ? Peut-être que c’était elle, avec sa propreté si propre qu’elle devenait suspecte. Sa dérive si discrète qu’elle vous prenait par surprise. Sa folie, douce, oui, mais tenace. Comme une chanson entêtante qu’on croit avoir oubliée et qui revient tout à coup, en entier, au beau milieu d’un jeudi.